Gildas est l'un de ces moines, de ces "saints" bretons,
venus de Bretagne insulaire au VI° siècle, pour émigrer en Armorique, comme
Samson, Tugdual, Pol ou David.
C'est dans le sud et le centre de cette toute jeune Bretagne qu'il exerce son
influence et son rayonnement à partir de l'île d'Houat et de son premier
monastère-abbaye de Rhuys.
Gildas va se distinguer des autres moines, ses condisciples au monastère de
Llaniltud en Bretagne insulaire, par une particularité : il n'a pas été
évêque comme Paul ou Samson, mais il est l'auteur d'une œuvre écrite,
historique, importante, le De Excidio Britanniae, qui l'a consacré écrivain et
a contribué à accroître sa notoriété. Car, malgré ses faiblesses et son
manque d'objectivité évident, l'ouvrage nous apporte de précieux
enseignements sur l'histoire, les rois, le clergé de la Bretagne insulaire, et
ce, depuis la domination romaine jusqu'à la bataille de Badon.
C'est donc avec cette
double personnalité de moine et d'historien que "Gildas le Sage",
comme l'appelle son biographe Caradoc, va dominer la vie religieuse du VI°
siècle en Armorique.
La vie de Saint-Gildas
Les sources
Essayer de connaître
avec exactitude la vie de Gildas, comme d'ailleurs des autres saints bretons de
cette époque, n'est pas une entreprise aisée. Certes nous disposons des
fameuses Vita, mais celles-ci sont davantage des hagiographies, avec toutes les
déformations que le genre impose, rattachées de surcroît à des abbayes dont
elles défendent le prestige du saint fondateur, que des biographies strictement
objectives. Toutefois elles permettent de suivre les grandes lignes du parcours
du saint.
Nous disposons de deux
Vita de saint Gildas, l'une rédigée au XI° siècle par Vitalis, moine de
Saint Gildas de Rhuys, qui lui fut probablement commandée par Félix pour
accompagner le renouveau de l'abbaye reconstruite après le passage dévastateur
des Normands ; l'autre, de Caradoc, moine du Pays de Galles, de Llancarfan en
Glamorgan, fut écrite au XII° siècle. Bien des différences les séparent car
chacun des biographes privilégie des épisodes différents, insulaires ou
continentaux, selon son pays d'origine. De plus les Vita dans leur ensemble sont
construites selon des schémas identiques obéissant à des stéréotypes
préétablis, notamment en ce qui concerne les miracles.
D'autres moyens de
connaissance permettent aussi de compléter l'approche de cette vie: quelques
éléments fournis par Gildas lui-même dans son œuvre, les renseignements que
l'on peut glaner dans d'autres Vita de saints contemporains, à quoi s'ajoutent
les vestiges archéologiques ou les monuments (chapelles), les données de la
tradition orale, quoique très lointaines donc forcément déformées, et enfin
la toponymie toujours précieuse dans ce genre derecherches.
Gildas en Bretagne insulaire
Gildas est né en 495, l'année de la bataille de Badon, comme il nous l'apprend
lui-même dans son Historia, dans le Strathclyde, à Arecluta (aujourd'hui
Dumbarton), à l'extrémité sud-ouest du mur d'Antonin. Son père Cau était
roi(ri) de ce pays.
Il est confié très
tôt à l'école monastique d'Iltud à Llaniltud ; il aura notamment pour
condisciples Pol et Samson. Là, il reçut sous la direction d'Iltud une
formation religieuse approfondie mais il parcourut aussi tous les degrés de la
formation classique romaine et fut vraisemblablement formé à tout ce qui
relève de l'administration et de la gestion, peut-être en prévision du rôle
qu'il aurait à jouer, ainsi que ses condisciples, en Bretagne armoricaine :
organiser la vie spirituelle mais aussi matérielle des Bretons émigrés en
territoire armoricain. Tous ces moines seront souvent bâtisseurs,
négociateurs, ambassadeurs au plus haut niveau, et apporteront une contribution
active à ce nouveau visage de la Britannia Minor du VI° siècle.
Gildas est élevé aux ordres mineurs à l'âge de quinze ans et part compléter
sa formation religieuse en Irlande ; puis il est ordonné prêtre à vingt-cinq
ans, il "endosse l'armure de Dieu, porte le bouclier de la foi, le casque
du salut et le glaive de l'esprit", comme il l'écrit dans son style
imagé, riche en métaphores empruntées aux domaines les plus divers. Il
entreprend alors toute une série de pérégrinations à travers l'Irlande, la
Bretagne insulaire, la Gaule et va jusqu'à Rome, pèlerinage traditionnel pour
les moines de l'époque. Il est vite réputé pour la véhémence de ses
prédications ("c'était le prédicateur le plus célèbre des royaumes de
Bretagne : les rois le craignaient comme quelqu'un de redoutable" écrit
son biographe) et il s'active dans tous les domaines de la foi : apôtre et
missionnaire, il est aussi théologien averti et prend une part active à la
législation canonique en composant avec David et Cado une messe à l'usage des
monastères scotiques tout en étant le nutritor, c'est-à-dire "le père
nourricier" dispensant nourritures terrestres et spirituelles aux jeunes
qu'on lui confiait.
Il s'est installé un temps, selon Caradoc, à Echin, îlot rocheux à
l'embouchure de la Severn. Mais après avoir subi une attaque de pirates, avoir
vu oratoire et cellules pillés et ses serviteurs emmenés en esclavage, il part
en Armorique et débarque à l'île d'Houat. C'est probablement à ce moment-là
que se situe la fin de sa vie insulaire. La deuxième partie de sa vie,
armoricaine celle-là, va commencer.
En Bretagne armoricaine
1-Houat et le monastère de Rhuys
C'est donc à l'île d'Houat que débute la deuxième phase de sa vie, de ce qui
ne fut peut-être au début qu'une "peregrinatio", cette forme de
l'ascèse celtique qui poussait le moine à s'exiler volontairement, à
abandonner son pays par renoncement "peregrinatio pro Dei amore".
Il fixe son ermitage dans un petit vallon de l'île, Lan her hoed, fait
construire une chapelle et commence à dispenser son enseignement aux nombreux
adolescents qu'on lui amène.
Puis, probablement à la demande de Waroc, le Comte de Vannes, il vient sur le
continent, à Ruis. Là, dans l'enceinte d'une ancienne forteresse romaine, sur
une importante superficie de terres données par le même Waroc, il pose les
bases de ce qui allait devenir pour le Vannetais un monastère d'une influence
religieuse capitale, le futur monastère de Saint-Gildas-de-Rhuys. Il créé un
foyer de vie, de culture et d'enseignement chrétien mais aussi un véritable
pôle de richesses agricoles et économiques. Car, à côté de la vie
religieuse et de toutes ses implications, ses moines consacraient de nombreuses
heures à un travail manuel intense que nécessitait l'organisation de la vie
quotidienne : défrichement, mise en valeur de la terre, plantations.
2-
Bieuzy - Castennec
De Ruis il partira pour rencontrer et évangéliser les colonies bretonnes
situées à l'intérieur des terres. Il remonte le cours du Blavet et s'établit
à Castennec, près de Bieuzy, au lieu que l'on appelle maintenant
"l'oratoire de la Roche sur Blavet" : il y avait là, dans une boucle
du Blavet, un énorme contrefort rocheux dont la base, à quatre mètres
au-dessus du sol s'avançait en surplomb en formant un auvent. Il creusa une
cavité en arrière de cet auvent, et y installa son oratoire et sa cellule. Il
trouva sur place tous les matériaux dont il avait besoin, y compris le rocher
qui deviendra miraculeusement, écrit Vitalis, une vitre d'excellente qualité!
"Comme il voulait fermer l'ouverture est de son oratoire par une vitre et
qu'il n'en avait pas à sa disposition, il se prosterna à terre et pria Dieu.
Après avoir achevé sa prière il se leva, se dirigea vers un rocher et, de la
roche même grâce à la générosité de Dieu il put extraire une magnifique
vitre".
C'est là, semble-t-il, que des moines vinrent le trouver de Bretagne insulaire
pour lui demander d'adresser des réprimandes aux rois qui achevaient de ruiner
l'île déjà très affaiblie par les invasions et leurs conséquences. C'est la
deuxième partie de son oeuvre, sa fameuse Admonestation aux rois et aux membres
du clergé, écrite avec une violence redoutable où il prend nominativement à
parti chacun des cinq rois, "lanç(ant) (contre eux) à toute volée les
cailloux de (ses) invectives de vérité" (DeExcidioBritanniae).
3-En Cornouaille
De là il s'enfonce plus encore à l'intérieur du pays vers le Nord-ouest et va
au-devant des populations de Cornouaille.
Outre Laniscat où lui
est dédiée la grotte où, dit-on, il passait des nuits entières couché sur
une pierre en forme de lit, il va fonder un deuxième monastère à Carnoët.
Celui-ci était peut-être situé au nord-ouest du bourg de Carnoët ; en effet,
sur une petite éminence, on peut voir aujourd'hui le Tossen San Veltas, grande
enceinte circulaire avec des rejets de terre et un fossé de sept mètres de
profondeur, formant un enclos semblable à ceux des monastères bretons et scots
; là dans une chapelle du XV° siècle, près de la voie romaine de Carhaix au
Yaudet, se situe le "tombeau de saint Gildas", cercueil monolithe en
granit, enfoncé en terre à fleur de sol. Il n'y a pas si longtemps encore, un
reliquaire exposait un crâne que la tradition populaire disait être celui de
saint Gildas, volé depuis peu par de mauvais plaisants. C'était le second
monastère fondé par Gildas, en Cornouaille celui-ci, après celui de la
presqu'île de Rhuys dans le Bro-Erec. C'est la raison pour laquelle, à sa
mort, ces moines de Cornouaille vinrent, en arrogants rivaux, revendiquer et
disputer la dépouille du maître aux moines de Rhuys.
Tels sont les domaines de Gildas en Armorique, les lieux d'implantation de son
culte et de son influence. Il fonda là des centres d'ardente vie culturelle et
religieuse, favorisa l'exploitation des terres et n'hésita pas, quand il le
fallait, à intervenir dans la vie politique du pays. C'est ainsi qu'il joua le
rôle d'intermédiaire entre Waroc et Conomor et peut-être a-t-il contribué à
abattre Conomor, le Comte du Poher, en qui il voyait probablement un roi trop
semblable à ceux de Bretagne insulaire qu'il avait fustigés dans son
Admonestation.
Dernier acte de sa vie, à l'approche de la mort, il retourna à Houat pour
dicter à ses moines de Ruis ses dernières volontés. Puis il leur demanda de
déposer son corps sur une barque et de la pousser vers le large. C'est, dit la
tradition populaire, à Port Crouesty qu'elle accosta trois mois plus tard,
après s'être enfoncée dans l'océan au moment où les moines de Cornouaille
voulaient s'emparer du corps de leur saint fondateur pour le ramener dans leur
monastère. La pierre sur laquelle il était déposé, celle-là même qui lui
servait habituellement de lit, fut portée dans la petite chapelle de
Port-Crouesty où elle composa une partie de l'autel. Quant au corps du saint,
miraculeusement conservé, il fut déposé dans un tombeau dans l'abbaye de
Rhuys, derrière lemaître-autel où on peut encore le voir aujourd'hui.
Dorénavant cette abbaye deviendra un lieu de culte très visité par les
fidèles venus pour prier ou demander au saint d'intercéder en leur faveur. Les
processions y sont nombreuses à l'occasion de la fête du saint, tradition qui
s'est maintenue jusqu'à nos jours.
Mais là ne s'arrête pas le rôle joué par Gildas en son siècle. Car s'y
ajoute aussi son œuvre littéraire, à la finalité très précise, comme
nousallons le voir.
Gildas écrivain :
le " De Excidio Britanniae "
Si Gildas s'était contenté de la fonction de moine fondateur d'abbaye, de la
vie hérémétique et missionnaire exemplaire qu'il a menée, il aurait eu une
renommée semblable à celle de ses condisciples de Llaniltud, mais il doit
aussi sa notoriété à son œuvre d'historien et d'écrivain, celle qui lui
valut probablement le surnom de "Gildas le Sage", avec la connotation
ancienne de sapiens, à la fois sage et savant, à son De Excidio Britanniae.
Il s'agit d'une œuvre historique composée alors qu'il avait quarante trois
ans, quarante trois ans après la bataille de Badon qui fut aussi l'année de
(sa) naissance, précise-t-il lui-même dans l'ouvrage.
Elle comprend deux
parties, la première dite "Historia", rédigée à Echin ou à Saint
Gildas de Rhuys, selon les avis divergents de ses deux biographes, et, la
seconde, "Admonestatio" écrite à Castennec selon la tradition
armoricaine.
Dans l'Historia Gildas retrace à très grands traits l'histoire de l'île
depuis la domination romaine jusqu'à la bataille de Badon. Il en évoque les
grandes étapes et leurs caractéristiques et ceci dans un but bien précis : il
défend une thèse au service de sa foi : il croit que les maux dont souffre la
Bretagne sont une punition de Dieu, selon une dialectique péché-punition.
C'est à partir de cette idée force, de cet axe majeur qu'il interprète la
situation politique de son pays au cours des siècles ramenant à sa thèse tous
les événements qu'il rapporte. Son but est d'ouvrir les yeux de ses
compatriotes, de raviver leur foi et par là même de ramener son pays à une
situation de prospérité et de paix. Toute sa vision de l'histoire de la
Bretagne insulaire se situe à l'intérieur de l'univers clos du christianisme
qui détermine toute sa démonstration. On peut donc dire qu'il s'agit d'une
œuvre militante et engagée, frappée à l'aulne de la passion.
Ce récit ne comporte en outre ni date, ni nom de lieu, très peu de noms de
personnes. On est loin aussi de la froide compilation d'un Nennius qui laisse
très rarement apparaître ses convictions personnelles. L'Historia ne répond
en rien au souci de stricte objectivité, et de neutralité de l'historien
moderne ni à la conception de l'histoire qui est la nôtre aujourd'hui, mais il
restitue dans toute sa densité tragique le destin de l'île et ses
conséquences.
Dans l'Admonestation il adresse des reproches d'une extrême virulence aux
principaux responsables de cette situation : les rois et les membres du clergé,
prêtres et évêques, qu'il rend responsables de la situation de leur pays par
leur vie dépravée en ce qui concerne les rois et leur comportement peu
chrétien lorsqu'il s'agit des prêtres et des évêques.
Telles furent la vie de saint Gildas et l'influence qu'il exerça tant en
Bretagne insulaire qu'en Armorique. Il contribua en Armorique à structurer par
les fondations de monastères et oratoires la vie spirituelle des Bretons
émigrés, ses compatriotes, en ce siècle où se situèrent probablement les
plus forts courants migratoires sur le territoire armoricain. Mais il apporta
aussi, comme tous les moines fondateurs d'abbayes, une importante contribution
au développement agricole et économique de la région, sans parler, comme nous
l'avons dit, de son influence dans la vie politique des royaumes bretons en
Armorique, influence d'autant plus grande que son charisme et son aura semblent
avoir été exceptionnels.
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