JEAN IV LE CONQUERANT (1339-1399)
Il est difficile de
trouver, dans la lignée capétienne des ducs de Bretagne (1)
une vie plus mouvementée, plus controversée, mais aussi plus
décisive sur l'avenir de son pays, que celle de Jean IV. Sa vie est
un drame qui pourrait faire l'objet d'une pièce en cinq actes : au
premier acte on fait connaissance avec les principaux personnages, au
deuxième l'intrigue se noue, au troisième le héros semble avoir
tout perdu, au quatrième il combat et gagne, au cinquième il jouit
quelques années du calme revenu.
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I.- L'EDUCATION ANGLAISE (1339-1362) Lorsqu'il naît en 1339 sous le règne de son oncle Jean III, dans une Bretagne calme et prospère qui se tient à l'écart du grand conflit naissant entre la France et l'Angleterre (2), on ne peut imaginer qu'une série de malheurs va très vite s'abattre sur lui. En 1341, Jean III décède sans enfant ; sa nièce, Jeanne de Penthièvre, se déclare héritière. Elle a épousé Charles de Blois, neveu du roi de France Philippe VI qui, évidemment, la soutient. Mais le demi-frère du défunt, Jean de Montfort (3), prétend qu'il est plus en droit d'hériter. Aussitôt, Edouard III d'Angleterre se met de son côté : c'est la guerre. En 1343, Jeanne de Flandre, épouse de Jean de Montfort, s'exile en Angleterre pour protéger le petit Jean et sa soeur Jeanne. Pendant la traversée, elle devient folle. Le roi d'Angleterre devient ainsi le tuteur des deux enfants. Ainsi, en 1345, lorsque Jean (6 ans) apprend que son père est mort et qu'il hérite du trône de Bretagne, il est en Angleterre, privé de sa mère, avec pour toute référence Edouard III, l'un des plus grands souverains de la Chrétienté qui se dit roi de France et d'Angleterre et qui se fait fort de le placer sur le trône de Bretagne dès que les circonstances le permettront. Le jeune homme s'aperçoit bien vite qu'il n'est pas le seul Breton en Angleterre. Tout un parti anglo-breton est prêt à le mettre sur le trône. A la tête de celui-ci : Amaury de Clisson, sa belle-soeur Jeanne de Belleville et son neveu le jeune Olivier V de Clisson. Un parti qui semble l'emporter quand il voit arriver prisonnier dans la Tour de Londres l'usurpateur : Charles de Blois. Mais l'heure n'est pas encore venue pour Jean - qui n'a alors que 9 ans - de regagner son pays. Edouard le marie à sa fille, Marie d'Angleterre, qui décède hélas peu de temps après. En 1356, Jean a 16 ans, Edouard le laisse enfin faire, avec son jeune frère Lancastre, une virée en France de quelques mois. Jean découvre la Normandie puis la Bretagne. Il assiste au siège de Rennes où brille un certain Du Guesclin. Il voit la force des Anglais faces aux Français, mais comprend aussi que les Bretons sont très divisés. De retour en Angleterre, Jean voit arriver à la Tour de Londres le roi de France, Jean II le Bon, prisonnier après Poitiers, puis ses deux cousins, Jean et Guy de Penthièvre, 18 et 17 ans, qui viennent remplacer leur père Charles de Blois. Ce dernier peut ainsi rentrer en Bretagne. |
II.- LA CONQUETE ET LE PREMIER REGNE (1362-1373) En 1362, Jean a 23 ans. Edouard III pense qu'il a l'âge de prendre en main son duché breton, bien entendu pour le compte du roi d'Angleterre. Cependant, la trêve intervenue depuis deux ans entre la France et l'Angleterre interdit à Edouard d'aider de façon trop voyante son jeune poulain. Jean a avec lui Clisson et Knolles, un Anglais. Charles de Blois peut compter sur deux capitaines de renom : Bertrand Du Guesclin et Jean de Beaumanoir. En 1364, les Anglo-bretons rencontrent à Auray les Franco-bretons, Charles de Blois est tué, Jeanne de Penthièvre capitule, et Jean de Montfort devient le duc Jean IV. Reconnu comme souverain par tous les Bretons lors d'une guerre fratricide qui a duré 23 ans, le jeune Jean IV montre dès le début de son règne des qualités dans l'art de gouverner. Il faut dire qu'il a été à bonne école. Il montre vis à vis du pouvoir royal un désir d'indépendance non dissimulé lorsqu'il refuse de prêter au nouveau roi de France, Charles V, l'hommage lige, sauf pour son Comté de Montfort. Il ne reconnaît pas non plus comme suzerain le roi d'Angleterre, mais continue à montrer pour ce pays une sympathie non dissimulée. Il s'entoure de conseillers anglais, et épouse Jeanne Holland, belle-fille du Prince Noir (le fils d'Edouard III). L'institution du fouage en Bretagne, la réunion régulière des Etats, sont les premiers actes d'un règne qui promet d'être prestigieux. Mais Jean IV va avoir à compter avec un homme dont l'ambition est au moins égale à la sienne : son ancien compagnon d'exil, celui qui l'a aidé à accéder au trône, Olivier de Clisson. A partir de 1369, Olivier change de camp. Jeanne de Penthièvre, veuve et loin de ses enfants - toujours prisonniers en Angleterre - a besoin d'un gouverneur pour ses domaines : il accepte la charge. En 1370, le comté de Porhoët, possédé par des Valois, est à vendre ; il l'achète avec sa capitale Josselin, une position stratégique en Bretagne. Le roi de France cherche un lieutenant pour les marches de Bretagne : il se sent tout indiqué. Bertrand Du Guesclin devient connétable de France, il se met dans son sillage. Jean IV a senti venir le danger mais il ne trouve pas le moyen de se rapprocher d'Olivier. La guerre a repris entre la France et l'Angleterre. Edouard III demande à son ancien pupille d'avoir une attitude nette à son égard. Il lui rappelle d'ailleurs qu'il est Comte de Richemont en Angleterre et donc son vassal. En 1372, il lui fait signer à Westminster un accord d'aide réciproque dans le conflit. Jean IV aura toute sa vie une reconnaissance sans faille vis à vis de celui qui l'a sauvé. Il est fidèle à un homme, Edouard III, et à un pays, la Bretagne. Evidemment le roi de France Charles V voit les choses autrement. Jean IV, même s'il ne s'est pas agenouillé devant lui, est son vassal, et il est en train de le trahir. Il envoie donc contre lui ses troupes dirigées par son connétable Du Guesclin, secondé par un autre Breton, Clisson. Le piège se referme sur Jean IV, on le fait passer pour traître en Bretagne. Mais qui sont, en cet instant, les vrais traîtres à la cause bretonne ? Toutes les villes s'ouvrent devant la grande armée franco-bretonne. Jean IV retourne à Londres. |
En Angleterre, Jean IV retrouve sa mère - qui mourra peu après sans avoir recouvré la raison - sa soeur, la famille de sa femme et bien sûr son héros, Edouard III. Il se joint à Lancastre qui entreprend une campagne en France et en profite pour ramener sa femme en Angleterre. Il s'informe de la situation en Bretagne et n'est pas surpris d'apprendre que si Louis d'Anjou en est théoriquement le lieutenant-général, c'est Clisson qui, de Josselin, en est réellement le gouverneur. Il s'est adjoint Jean de Rohan, dont il épousera la soeur en deuxièmes noces, et qui, de La Cheze, dirige la Basse Bretagne. Edouard III s'éteint à 65 ans après un long règne de 50 ans. Son petit-fils, Richard II, un enfant de 12 ans, lui succède. Que peut-il faire face à la France de Charles V et de Du Guesclin ? Jean IV sent que tout bascule, la cause anglaise est perdue et la sienne avec. Il était alors facile, pour Charles V, de monnayer le retour en Bretagne de Jean de Penthièvre toujours prisonnier à Londres. Clisson aurait pu le lui suggérer. Cela aurait permis un rapprochement progressif avec la couronne. Mais le roi de France veut aller plus vite ; en 1378 il proclame la réunion de la Bretagne à la France. Les Bretons ne sont pas prêts. Pour s'opposer à la volonté royale ils cherchent un chef qui ne peut être que Clisson ou Rohan. Jeanne de Penthièvre refuse et propose Jean IV. On peut deviner la surprise de ce dernier lorsque des émissaires d'outre-Manche viennent lui faire part de cette décision quasi unanime de son peuple.
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IV.- LE SECOND REGNE ET LA LUTTE CONTRE CLISSON (1379-1395) Accueilli à Dinan par un peuple en liesse, Jean IV veut la réunion de tous les Bretons. Il garde Jean de Rohan comme chancelier. Charles V se rend compte de son erreur : on peut obliger un homme, mais pas tout un peuple. Clisson lui aussi a perdu : il ne peut plus jouer de rôle en Bretagne dans l'immédiat. Fort heureusement pour lui, la mort du connétable l'année suivante lui offre un emploi en France sous le règne du nouveau roi, Charles VI. Jean IV, lors du deuxième traité de Guérande (1381), définit "clairement" son rôle vis à vis de la France et de l'Angleterre : la Bretagne est du côté français, mais le duc peut s'abstenir personnellement de lutter contre le petit-fils d'Edouard III. Son goût d'indépendance est très fort. Charles VI n'aura droit qu'à l'hommage simple. Vannes est confirmée dans son rôle de capitale de la Bretagne, le duc doit y avoir un château : ce sera le château de l'Hermine. L'Hermine - dont son oncle Jean III avait recouvert tout son blason dans le souci de se démarquer de la branche aînée des Dreux en 1316 - devient plus que l'emblème d'une famille, celui d'une nation. Il crée l'ordre des Chevaliers de l'Hermine avec la devise : "A ma vie". Il abaisse le pouvoir des grands féodaux qui ne pourront construire ou restaurer des fortifications sans son consentement Lui ne s'en prive pas, à Auray, Vannes, Guérande, Saint Brieuc, Solidor, Suscinio, sans oublier les tours de Largoët et de Oudon édifiées par des Malestroit. Les traces sont nombreuses aujourd'hui de ce duc bâtisseur. Mais il y a une ombre au tableau, l'absence d'héritier. Sa femme, Jeanne Holland, ne lui a pas donné d'enfant. Pas d'amour non plus ; elle ne rentrera en Bretagne que quatre ans après son mari, pour mourir un an plus tard, en 1385. Jean IV a 47 ans. Il se remarie aussitôt avec la jeune Jeanne de Navarre qui débarque au Croisic. Jeanne est une Capétienne de la branche d'Evreux. Son père, Charles le Mauvais, roi de Navarre, a longtemps lutté aux côtés d'Edouard III. Mais par sa mère, Jeanne est cousine germaine du roi Charles VI et cela pourra toujours servir en cas de rapprochement avec la France. Sa tante, enfin, n'est autre que la Vicomtesse de Rohan. Très vite, Jeanne sera enceinte, assurant ainsi la pérennité de la couronne dans la branche de Montfort. Jean se sent maintenant suffisamment fort pour anéantir le dernier homme qui gêne son pouvoir absolu en Bretagne: le comte de Porhoët, Olivier de Clisson. En 1387, il décide de le faire tuer au château de l'Hermine à Vannes. Même s'il ne va pas jusqu'au bout, l'intention était nette. Une guerre folle reprend entre les deux hommes, le roi essayant vainement de s'interposer. La naissance de deux fils (Pierre, le futur Jean V, en 1389, et Arthur, le futur Richemont, en 1393) conforte la position de Jean IV. Olivier de Clisson soigne aussi sa descendance ; il marie sa première fille, Béatrix, avec le fils du vicomte Jean de Rohan, la seconde, Margot, avec Jean de Penthièvre qu'il vient de faire sortir de prison. Il devient ainsi le grand-père d'un petit Olivier de Penthièvre qui pourrait prétendre un jour au trône ducal ... Depuis la fin de la régence en 1388, Clisson est en très bonne place dans le Conseil Royal. Jean IV veut arrêter son ascension et projette de l'abattre en plein Paris en 1392. Ce deuxième attentat échoue, mais le roi, alors qu'il se dirigeait vers la Bretagne pour venger son connétable, devient fou dans la forêt du Mans. Ses oncles reprennent le pouvoir, Clisson entre en Bretagne et continue la lutte contre le duc. De guerre lasse, les deux rivaux, en 1395, décident enfin de faire la paix. |
V.- LES DERNIERES ANNEES (1395-1399) En 1396, Jean IV fait un pas vers la France en mariant son fils aîné, Pierre-Jean à Jeanne, la fille de Charles VI. Les Anglais ne peuvent lui en vouloir car Richard II, qui a signé une trêve avec la France, vient d'épouser une autre fille du roi. Pendant son séjour à Paris, Jean IV confie la garde du duché à Clisson, signe de leur nouvelle amitié. Trois ans plus tard, en 1399, à Nantes, sur son lit de mort, il renouvelle sa confiance à son vieil ennemi en lui confiant la garde de ses sept enfants : Jean, 10 ans, deviendra duc sous le nom de Jean V, Arthur de Richemont sera connétable de France pendant 34 ans, Richard, le plus jeune fils, sera le père de François II, et le grand-père d'Anne de Bretagne. |
Ainsi, Jean IV aura réussi en politique intérieure à restaurer l'autorité ducale en Bretagne par rapport aux grands féodaux, Penthièvre, Rohan, Clisson. Il a installé une dynastie, les Montfort, qui régnera encore pendant 115 ans après lui. En politique extérieur, il a écarté la Bretagne des convoitises françaises et anglaises, et mis son duché hors du conflit qui durera encore pendant 57 ans après sa mort. Avec lui commence la période que les historiens appellent à juste titre, l'Etat Breton. Jean IV repose à Nantes dans un tombeau édifié par un Anglais. C'est encore un Anglais, Michaël Jones, qui publiera ses actes en 1987. Cinq cents ans après sa mort, l'anglophile n'est pas oublié Outre-Manche.
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P. Beunon Conférence S.A.H.P.L. du 8 juin 1996 |
1)
La branche des Dreux-Bretagne, issue du roi de France, Louis VI le
Gros, compte 12 souverains en 300 ans, de 1213 à 1514 ; Jean IV est
le sixième, il régnera 35 ans.
(2) En 1337, Edouard III a déclaré la guerre au roi de France, Philippe VI. (3) Il avait hérité par sa mère, Yolande de Dreux, fille de B. de Montfort et descendante d'Amaury, du Comté de Montfort en région parisienne. |
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