QUAND LE MAROC DEBARQUE A SAINT-NAZAIRE
André DANIEL
Les avatars du Vieux Saint-Nazaire |
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La diaspora des pêcheurs bretons |
Plans: de Saint-Nazaire au Petit Maroc |
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Les avatars du Vieux Saint-Nazaire C'était bien autre chose qu'un petit village de pêcheurs, sans histoire, vivant d'une vie simple, quasi biologique, aux bords de la mer. Saint-Nazaire, avant la construction du port, possède une vraie histoire, ouverte sur l'histoire de la Bretagne, du Royaume et du monde. Saint-Nazaire figure sur presque toutes les soixante-quatorze cartes de Bretagne du XVIe au XIXe siècle regroupées par les éditions Coop-Breiz dans un magnifique recueil. La carte la plus ancienne ; qui illustrait en 1582 l'Histoire de Bretagne de Bertrand d'Argentré, donne les heures des marées en fonction des phases de la lune, mais Nazaire devient Nazère, d'autres cartographes l'écrivent même Saint-Lazare ou Saint-Lazère. Ce n'est qu'à la fin du XVIIe siècle que la forme Nazaire s'impose, ce qui prouve à quel point le nom même du saint était oublié. Les celtomanes du XIXe siècle iront jusqu'à le faire sortir du breton Nazoere qui signifie baie de l'amarrage... La toponymie n'a jamais reculé devant la fantaisie. Sur la carte du gouvernement général de Bretagne, dressée par Robert, géographe ordinaire du Roy, en 1748, ne figurent dans la presqu'île que Guérande, Le Croisic et Saint-Nazaire, et dans chacun de ces lieux, à l'époque où le monarque absolu veut être présent partout, il y a un subdélégué de l'intendant de Bretagne. Ceci nous indique que, comme nous le verrons, ce n'était pas un village, pas plus de paysans que de pêcheurs, et pas une ville non plus, si l'on entend par là une unité plus ou moins autonome, avec un maire et des échevins, comme Nantes, Guérande, ou Le Croisic pour citer les villes de la région proche. Sous l'Ancien régime c'était donc une paroisse, dirigée par un Conseil de fabrique, appelé aussi Général, auquel des documents de l'époque nous permettent quelquefois de voir siéger des femmes. Le Général était formé de membres de droit, le recteur, le sénéchal, le procureur fiscal et des membres cooptés parmi les personnages importants de la paroisse. Dans cette optique traditionnelle, c'est tout naturellement, lorsque la paroisse devient commune, à la Révolution, que le recteur, Sébastien Bureau, sera le premier maire de Saint-Nazaire. Le Général contrôle donc la vie religieuse et la vie civile sur l'ensemble du territoire de la paroisse, une paroisse qui comprend alors Pomichet, mais laisse à la paroisse de Montoir de Bretagne la trêve de Méan, avec Penhoët. A cette époque, Saint-Nazaire est plus centrée sur la presqu'île et la mer, et moins sur la Brière et l'estuaire. La géographie de la paroisse oppose nettement un bourg de Saint-nazaire proprement dit, presqu'une ville, à l'habitat relativement nombreux et dense, dont l'histoire reste particulière, et de multiples hameaux et villages dispersés entre la Brière et la mer, dont l'histoire se mêle évidemment plus à celle des campagnes bretonnes. Cependant avant d'essayer de démêler les fils de cette histoire il faut revoir une dernière fois les métamorphoses successives qu'a connues le vieux Saint-Nazaire pour se transformer en Petit Maroc. Et nous le retrouverons alors, intact, tel qu'il était avant la grande marée urbaine. Dans l'évolution du site que nous avons jusqu'à présent mise à jour, en remontant le temps, le bourg ancien a tout d'abord été caché et refoulé par la ville nouvelle, avant d'être démoli en partie, broyé et amputé. Insularisé, par la main des hommes, il a été coupé du plateau urbanisé, et de plus éloigné de la mer, pour se retrouver totalement isolé. Enfin il a été complètement rasé à la reconstruction, pour apparaître comme une parfaite table rase sur une photographie aérienne prise au lendemain de la seconde guerre. Aujourd'hui le Petit Maroc n'a de pittoresque et d'ancien que son nom ; c'est un alignement de cafés aux vitrines neuves face au port, une usine abandonnée avec son horloge arrêtée qui cache l'entrée de l'estuaire, et dans l'entre deux des petites maisons sans caractère. Seule la grande place, qui descend par une rampe douce jusqu'au bassin permet d'évoquer le site naturel dont elle a conservé le nom. En 1907, la grande écluse avait coupé le vieux Saint-Nazaire en deux, et les quais de l'avant-port l'avaient repoussé dans les terres, tandis que le fort faisait place à l'usine. Mais déjà, après la construction du bassin qui effaçait le rocher-presqu'île pour le rattacher au plateau, l'église et la chapelle avaient été démolies, et les belles et hautes demeures de la place du bassin, au-dessus d'un square, mettaient à l'abri des regards les vieilles maisons et les petites rues de cet endroit qu'on voulait ignorer. Il nous faut donc consulter un plan de 1830 et la carte de Cassini du dix-huitième siècle, pour retrouver le bourg ancien tel que les siècles l'avaient lentement créé. Et c'est grâce aux documents et aux informations accumulées par Henri Moret avant la destruction des archives, et au travail infatigable de Femand Guériff que nous pouvons encore retracer son visage et sa vie singulière. Au temps jadis, le bourg donc, totalement excentré sur le territoire paroissial, est venu se nicher à son extrémité orientale, sur le Rocher entre l'estuaire et la rade de Loire. C'est une toute petite presqu'île, d'un peu plus de quatre hectares, une presqu'île de roches dures, polies par les vagues et couvertes de goémon, mais qui est entourée par des sables que le vent soulève pour envahir les rues tandis que la mer furieuse menace de couper l'isthme étroit qui relie le rocher à la terre ferme. C'est sur ce bout de terre, battu par la mer que se serrent contre le vent du large environ deux cents petites maisons, qui abritent environ huit cents habitants. Huit cents habitants concentrés, ce n'est pas, aux temps modernes en Bretagne, pays d'habitat dispersé, un village ; et certains à l'époque n'hésitent même pas à parler de ville. D'ailleurs, en 1788 le Général ne vient-il pas de décider que désormais les maisons porteraient un numéro, dans chaque rue. Des rues que l'usage public appelle tout simplement la Grand'rue, la rue de l'Eglise, la rue Neuve ; ces rues étroites s'allongent de manière sinueuse du nord au sud et sont rejointes par des venelles qui se glissent entre les maisons, plus étroites encore, si c'est possible, que les rues. A la pointe sud du Rocher, le plus près possible de l'eau, presque au point géométrique où l'estuaire fait place à l'océan, se dresse la petite église avec son clocher. Elle a fière allure vue de la mer et elle sert d'amer aux navigateurs qui recherchent l'abri du fleuve. Pour mieux encore incarner le havre qu'elle sait leur annoncer, l'église à la pointe du clocher, au lieu du coq, a placé la main du Bon Accueil qui s'ouvre vers la terre ; elle annonce ainsi la fin du périlleux voyage et de tous ses maux. Mais autour de l'église, encore plus près du rivage, les croix du petit cimetière, aussi serrées que les maisons du bourg, et encore plus menacées par la mer qui sape un petit mur, rappellent à ceux qui vont en mer, la fragilité de leur existence. Si à l'ouest de l'église, les rochers, que l'on voit d'abord quand on vient de la mer, rendent la côte peu hospitalière, une fois passé l'église, à l'abri dans l'anse de Ville-Halluard, la rampe en pente douce permet l'approche à marée haute et l'échouage à marée basse, à l'abri du Bon Accueil. Mais ce n'est que tout à la fin de l'histoire du bourg, en 1835 qu'une longue jetée de pierre, le vieux môle, viendra rendre l'accostage plus facile. Auparavant, comme l'atteste Balzac, le débarquement à Saint-Nazaire était une entreprise périlleuse, capable d'en effrayer plus d'un. C'est vers cette partie abritée de la presqu'île que se regroupent les maisons. Toute la partie ouest du Rocher, ouverte au vent de suroît, est beaucoup moins construite. C'est là que se trouve la chapelle de Notre-Dame de l'Espérance. C'est là aussi qu'était installé le grand cimetière délaissé au milieu du dix-huitième siècle, pour installer des défenses militaires. Et depuis, les morts se serrent autour du lieu saint, les privilégiés veulent même s'y installer pour l'éternité. L'église déborde de fidèles, mais il y a bientôt plus de morts que de vivants, et les vivants se plaignent souvent de ce voisinage, "à cause de l'odeur". Après un long conflit entre les vivants et les morts, tranché par le Parlement de Bretagne, la dernière tombe dans l'église fut celle d'une dame de la Motte-Allemand, enterrée sous le baptistère en 1762, d'après Henri Moret. Avant la fin du siècle un nouveau cimetière est créé à La Poterie, en dehors du Rocher. Saint-Nazaire alias le Petit Maroc Le bourg, à la veille de la seconde guerre, est devenu dans la ville un quartier à nul autre pareil, de vieilles maisons d'un autre âge, entre lesquelles se faufilent des rues étroites et mal pavées, une espèce d'îlot bordé par le bassin, la mer et la nouvelle entrée. Le creusement de celle-ci a fait disparaître une partie du quartier. C'est au bout de ce petit monde à part que le vieux môle sépare l'estuaire de la rade. Il y a aussi une rue de la Vieille église, mais pas d'église, ici l'épithète vieux est partout mis en avant, et on appelle le quartier "la Vieille ville" ou "le vieux Saint-Nazaire". C'est là, dans cet entrelac de ruelles, de maisons qui se touchent, de caves qui communiquent que vont se dérouler les combats de rue du Commando de 1942 et que les Allemands vont exercer leur rage dévastatrice, mais dans l'esprit de la ville le quartier est depuis longtemps mis à l'écart, comme déjà condamné. Lorsqu'ils en parlent dans leurs ouvrages, Moret et Barbance utilisent, pour nommer les populations, le terme, à consonance nettement péjorative, de Bas-Bretons. Dans les rues, on croise en effet des femmes avec la fameuse coiffe bigoudène, cet obélisque de dentelles qui surmonte leur chignon, les mauvaises langues disent qu'elles cachent là une chopine de vin. Les mâtures légères des bigoudènes naviguent au milieu des voilures déployées des coiffes du pays d'Auray, tandis qu'à côté passent des hommes aux vareuses délavées et vastes bérets qui font sonner leurs sabots sur le pavé. Ces pêcheurs "Bas-bretons" ont su conserver, mieux que les populations issues de l'exode rural, leurs costumes, leurs coutumes, leur langue, leur profession même. Ils promènent sur leurs solides épaules des avirons ou des filets, ou bien ils portent des paniers pleins de poissons brillants. Leur "canote" n'est pas loin de là et leur démarche garde encore le mouvement chaloupé de la houle. Au bord du bassin, entre le port et leur quartier, c'est à la criée qu'ils vendent leur pêche, de petites quantités à côté des cargaisons des gros chalutiers qui ont un moment voulu faire de Saint-Nazaire un port de pêche industrielle. Le poisson des chalutiers est destiné à la vente au loin par chemin de fer, le poisson des petits bateaux, poisson de la nuit, aux populations locales plus exigeantes. Les pêcheurs artisans, héritiers d'une longue tradition bretonne, n'ont pas encore voulu mettre leur sac à bord de ces carcasses à vapeur, ils préfèrent leur canote à voile, dont les entrées et les sorties journalières animent l'avant-port. On reconnaît le cotre morbihannais et la chaloupe finistérienne, dont les mâts peuvent être abattus, pour les manœuvres à la godille dans le port, ou bien pour les longues rentrées "à la nage" lorsque la mer est plate et lourde de l'absence totale de vent. Mais qu'est ce donc que ce quartier étrange, presqu'étranger, en tout cas totalement exotique, dont l'existence hante encore l'imagination des Nazairiens longtemps après sa disparition. Comme à Douarnenez, les Gras sont ici la fête par excellence, et le roi du Carnaval est un magnifique sultan entouré de sa garde de Marocains... tout le monde accourt à la fête du Petit Maroc. Henri Moret savait que "la vieille ville est devenue l'habitat de nombreux pêcheurs, qui depuis quelques années, se sont fixés à Saint-Nazaire, afin d'exercer à proximité, leur utile industrie". Et de son temps encore les Nazairiens ne parlaient pas du quartier sans dire "la vieille ville" ou "le vieux Saint-Nazaire". Nous devrons donc rechercher ce qu'était ce Saint-Nazaire - primitif... ? ce n'est pas si sûr -, avant la construction du bassin et de la ville du XIXe siècle. Mais il nous faut d'abord comprendre les transformations formidables que l'arrivée de cette ville-champignon lui a fait subir. Revenons à la rue de la vieille église, au bout de laquelle il n'y a plus d'église ; cette église, dont seule la plaque d'une rue a conservé le souvenir, a disparu. Oh ! pas dans les destructions de la dernière guerre, mais en 1896 dans les aménagements du XIXe siècle. Elle était consacrée au saint qui lui avait donné son nom et ce nom à la ville. Une nouvelle église, plus grande, dans ce style néo gothique qu'affectionnait l'époque, fut alors construite près de la place Carnot, devenue place des Quatre horloges. La vieille église fut alors détruite sans autre forme de procès, et la nouvelle lui a pris son nom pour devenir le nouveau symbole de la ville nouvelle. Au-dessus du porche de cette nouvelle église de Saint-Nazaire cependant, ce n'est pas une statue du saint, mais une statue de la Vierge. Elle s'élevait autrefois au-dessus de la chapelle de Notre-Dame de l'Espérance, autre chapelle de la vieille ville, abattue elle aussi. Si bien que la nouvelle église se présente comme un concentré, une espèce de salmigondis, des lieux de culte du vieux Saint-Nazaire. A la construction du premier bassin, les façades des maisons neuves avaient déjà dérobé aux regards les vieilles maisons et les petites ruelles de la vieille ville, puis donc l'église et la chapelle avaient été rasées. Ensuite la construction de la nouvelle entrée et de l'avant-port engloutit un quart du vieux Saint-Nazaire, pour en faire une île, tandis que de beaux quais de pierre l'éloignent de la mer, qui depuis toujours léchait le rocher, et que la cheminée de l'usine élévatoire vient remplacer le vieux clocher pour signaler l'entrée de l'estuaire. On avait donc déjà presque tout pris au vieux Saint-Nazaire avant la première guerre, l'église, la chapelle, le cimetière, il ne restait plus qu'à lui prendre son nom. C'est alors qu'il devient le Petit Maroc, c'est-à-dire un autre monde, un quartier étranger, bien séparé de la vraie ville, du vrai Saint-Nazaire. On connaît un autre exemple de ce genre auquel on ne peut s'empêcher de penser. Lorsque les métropolitains sont arrivés s'installer sur les côtes de l'Afrique du Nord, ils ont construit dans un site portuaire favorable à leur dessein une ville neuve et moderne qui entourait le port, et Alger, la blanche aux ruelles étroites et aux maisons indigènes avec leurs murs éclatants de lumière est devenue la Casbah, ce quartier pittoresque peuplé d'indigènes un peu inquiétants et qui n'a plus vraiment de nom. En lui prenant son nom la ville coloniale efface sa mémoire En baptisant le Petit Maroc, la nouvelle ville, venue d'ailleurs, rejette le passé dans les limbes, comme si elle voulait à tout prix oublier ce qu'il y avait là. Non seulement ce n'est plus un Saint-Nazaire, même vieux, mais le lien entre le nom folklorique qu'on lui a donné et les populations qui s'y sont fixées n'est pas vraiment établi. Et de nombreux ouvrages, sans parler des opuscules touristiques, vont même faire référence à l'existence immémoriale d'un village de pêcheurs pour mieux balayer d'un coup de plume le passé préurbain : "avant la ville ? il n'y avait qu'un village de pêcheurs"... Le village de pêcheurs renvoie ici à la banale médiocrité d'une bernique accrochée à son rocher pour exploiter les eaux proches. La diaspora des pêcheurs bretons Tout au bout de la côte sud de la Bretagne, entre les hauteurs du Cap Sizun et celles de la presqu'île de Crozon, largement ouverte comme une senne, la baie de Douarnenez est un champ clos de la pêche à la sardine. Là pendant tout l'été, sur l'eau qui s'éveille au jour, les silhouettes des pêcheurs dominent les rides de la mer, pour leur jeter la rogue, qui va faire lever les sardines ; celles ci seront tout de suite récoltées dans les filets droits qui quadrillent la plaine liquide, si familière et si changeante. Au XVIIIe siècle on salait 35 000 barils de sardines à Douarnenez, des presses sont attestées au Croisic à la fin du XVIIe siècle, et à Belle-Ile dès avant les entreprises de Fouquet. Mais la sardine grossièrement présalée à bord avant d'être pressée à terre, est alors une nourriture de pauvres et d'abstinence, comme la morue des esclaves, même si elle peut être exportée loin à l'intérieur des terres. Quand ils grattaient le fonds de leurs barils de sardines salées au début du printemps, les Bretons de la côte sud attendaient avec impatience la soudure, c'est-à-dire la pêche des sardines fraîches de la saison nouvelle. Au menu quotidien, la "fraîche", vendue à la criée dans les rues, plus tendre et plus grasse, réjouissait les cœurs et remplissait les ventres. La sardine à l'huile c'est tout autre chose. Avec la première conserverie Colin créée à Nantes en 1824, va naître le port de La Turballe où affluent les sauniers mis au chômage par les transformations du monde. Pour la conserverie, la sardine, ramenée rapidement à la côte la plus proche des bancs, était alors transportée à Nantes, dans des voitures légères et bien suspendues, comme une dame de qualité. C'est désormais un produit de luxe, objet de soins attentifs, nécessitant un traitement industriel de grande envergure et qui donne une grande valeur ajoutée, tout en mobilisant une main-d'œuvre nombreuse, essentiellement féminine. Bientôt les conserveries s'installeront au plus prêt de la côte où elles trouvent le produit naturel le plus frais et la main-d'œuvre la plus abondante. En amont et en aval cependant toute la chaîne d'activités, fabrication de boîtes, usines de cartonnage, circuits commerciaux restera, comme les conserveries, sous le contrôle nantais. Située trop loin des bancs de pêche, Saint-Nazaire reste à l'écart de la grande fièvre sardinière mais son histoire sera mêlée directement ou indirectement à l'histoire de la pêche bretonne et aux crises que celle-ci va connaître. En 1890 il existait 160 conserveries le long de la côte, elles mettaient sur le marché dix millions de boîtes. Alors qu'il n'y avait que dix mille pêcheurs au milieu du siècle, ils sont plus de deux cent mille à la fin de celui-ci. C'est par la sardine dans la deuxième moitié du XIXe siècle que la pêche est devenue, sur la côte sud une activité à part entière, s'imposant aux paysages, à l'économie et à la vie de toute une région littorale. Et c'est alors que se produit la grande crise sardinière du tournant du siècle qui va complètement remodeler le visage de la côte sud. En 1898 on débarquait, tous ports confondus, cinquante mille tonnes de sardines sur la côte, et en 1907 mille tonnes seulement. La sardine, dans le grand mystère de la nature, semble avoir disparu pendant de nombreuses années. Les bancs de poissons, que ramenait immuablement le rythme des saisons, ont déserté les côtes bretonnes... et la concurrence étrangère s'enfonce dans la brèche, d'autant que les conserveurs n'hésitent pas à s'installer à l'étranger. Plus tard, beaucoup plus tard, la sardine réapparaît timidement mais seulement au sud. Pour les pêcheurs finistériens à qui il ne reste plus que leurs filets bleus inutiles, la catastrophe est totale. Les Bigoudens, les Douarnenistes vont suivre la sardine, ils viennent dans les ports du sud, ils campent sur leurs bateaux, ils vendent leur pêche aux conserveries du Morbihan, de la Loire-Inférieure, de la Vendée même. Ils créent des colonies à Quiberon, au Croisic, à Saint-Gilles pour continuer à vivre du petit poisson bleu. Leur installation à Saint-Nazaire est un chapitre tout à fait particulier de l'histoire de la pêche bretonne, à l'origine de la légende de "l'ancien village de pêcheurs". La poursuite d'une sardine devenue rare ne saurait suffire à faire vivre une communauté et une région nées de la pêche presque exclusive de ce petit poisson. Il faut trouver autre chose... Avec leurs magnifiques dundees, les marins de Groix, d'Yeu et d'Etel entament le chant du cygne de la pêche à la voile dans la pêche au thon. Le chalutage artisanal à la voile se développe, grâce à ce nouveau type de bateau, tandis que le chalutage industriel avec ses bateaux à vapeur, tente d'attirer la main-d'œuvre maritime à La Rochelle, à Saint-Nazaire et à Lorient. Mais c'est une formidable aventure qui entraîne les grands voiliers de Camaret et de Douarnenez, quand ils font route vers le grand sud. Les voilà sur les côtes d'Espagne dès 1903, d'Algérie où ils créent un port de pêche à Collo. Ils découvrent les côtes du Maroc en 1908, avec la main-mise française sur le pays. Plus tard ils iront jusqu'aux Antilles avec leurs bateaux à voile, quand ils auront découvert les richesses de la pêche à la langouste. "Nous sommes partis au mois de février 1910, nous avons fait cap de suite sur les Açores, avec des casiers. Mais là-bas on n'avait pas le droit de travailler, on nous a chassé. Alors on va au banc d'Arguin, deux ris dans la grand voile, il y avait des rouleaux, nous avons eu six langoustes... On nous a dit à Port-Etienne – Eh bien vous avez eu du culot de travailler là-bas avec des casiers !... Après nous avons fait toute la côte avec des casiers jusqu'à Mogador, on a eu quatre mille langoustes, c'étaient des rouges... pendant cet intervalle, Pemes a fait son voyage à la langouste verte avec des filets. " Voilà comment Jos Colin, de Tréboul, raconte des années plus tard la découverte des bancs de pêche du Maroc et de la Mauritanie, où bientôt les pêcheurs douarnenistes vont passer cinq à six mois de l'année. Le bulletin de la société de pêche coloniale de Douarnenez écrira en 1912, à la veille d'une nouvelle campagne : "Nos pêcheurs marocains partiront mardi prochain, les dix femmes qui devaient les accompagner ne partiront pas, le travail à terre et le séchage du poisson sera fait par les indigènes.’’ Sur la baie de Douarnenez, il y a Douarnenez, et il y a Tréboul. Douarnenez est tourné vers la baie, vers le nord. Tréboul grâce à une indentation du rivage, fait face au soleil, face au sud. Bien entendu, une vieille rivalité de clocher, comme il est de coutume en Bretagne, oppose les deux ports séparés par la rivière du Port-Rhu. Les Douarnenistes grand cm ne vont évidemment pas tarder à baptiser Tréboul... Avec son soleil dont il est si fier, ses maisons fermées qui se serrent le long de petites mes étroites, et dans le dédale desquelles on semble se perdre pour revenir toujours au même point, avec ses marins qui viennent de là-bas... c'est le Maroc. Quand les pêcheurs de la baie de Douarnenez, à la recherche de nouveaux débouchés, vont venir s'installer à Saint-Nazaire pour fournir du poisson à des populations de plus en plus nombreuses, les petites rues du vieux port breton abandonnées par la ville nouvelle et qui se serrent entre les maisons, sur le Rocher cerné par la mer ?... il n'y a pas de doute, ils ont retrouvé un petit Maroc. A SaintGilles-Croix-de-Vie il y a une me du Maroc, mais ici c'est tout un quartier qu'ils réinvestissent en le baptisant. Le carnaval du Petit Maroc, resté vivant dans quelques mémoires nazairiennes, essaiera de retrouver avec humour les fastes et la liesse des célèbres Gras de Douarnenez qui jettent dans les mes de la ville pour des jours et des nuits un peuple entier. Le roi du carnaval est bien sûr un sultan. Lorsque Hassan II viendra à La Baule pour une conférence internationale, il ne manquera pas de faire porter à son illustre cousin, pour lui et pour ses "Marocains", natifs de Tréboul ou de Douarnenez, d'authentiques costumes de leur lointain pays mythique. Mais aujourd'hui, il n' y a plus de criée aux poissons, ni de sultan au Petit Maroc, le dernier de la dynastie est parti finir ses jours à Douarnenez. Il ne reste que le nom d'un quartier dont on a oublié l'histoire, même si des pêcheurs se souviennent toujours de leurs origines finistériennes. Ì Ì Ì
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