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LE REVERS DES
CARTES Louis
GOULPEAU
Membre de C’est un réflexe instinctif des êtres humains transplantés loin du lieu d’origine de leur famille de chercher à retrouver leurs racines ou à défaut de trouver les origines de leur nouveau lieu de vie. Un certain nombre d'entre eux vont commencer alors à collecter les cartes postales anciennes, soit du village "berceau familial", soit de celui où ils viennent de s’installer. Ces amateurs cherchent en fait sans le savoir à préciser d’où ils viennent pour mieux choisir où ils vont ; ce faisant ils appliquent l’adage ancien qui précise qu’"il n’est de bon arbre qui n’ait de bonnes racines". Ce n’est qu’en étendant leur quête à une aire géographique plus large ou en accumulant ces petits documents qu’ils deviendront collection-neurs de cartes postales ou cartophiles. Une démarche proche conduira tel artisan, tel marin-pêcheur ou tel exploitant agricole à rechercher des témoignages anciens de la pratique ou de la culture propre à leurs métiers. Là aussi, ils ont mis le doigt dans un engrenage qui pourra les conduire à une passion quelque peu envahissante. Mais c’est généralement l’image (la reproduction photographique) qui primera dans le choix de ces amateurs. Beaucoup plus rares seront ceux qui s’intéresseront au revers des cartes et à la correspondance qui peut y figurer. Il y a plusieurs raisons qui freinent ce potentiel intérêt. Tout d’abord, plus de la moitié des cartes que l’on peut trouver dans les brocantes ou les bourses spécialisées n’ont jamais été expédiées et ont donc des revers vierges. Ensuite, parmi celles qui ont effectivement été envoyées, un très grand nombre ( la majorité peut-être) possède un revers qui n’excède pas les "Bons baisers de …" ou les "Affectueux souvenirs de …" ou encore "Sincères amitiés de …". Rares sont celles qui comportent un texte présentant un intérêt autre que strictement familial ou développé en plus de 6 lignes. Il faut bien chercher entre les lignes pour retrouver quelquefois un passage informatif sur des évènements qui sont connus par ailleurs ou mieux des informations sur des faits inédits. Oh ! ce sont rarement des faits qui auraient fait la une des journaux de l’époque mais des petits incidents qu’il est plaisant aujourd’hui de narrer. Pour les correspondants les plus prolixes, deux types de solutions ont été retenues par leurs auteurs. Certains ont pris l’habitude de développer de véritables bafouilles sur les revers de plusieurs cartes successives (parfois dûment numérotées) et expédiées alors sous une seule enveloppe. Mais c’est alors la date d’oblitération de cette enveloppe ou à défaut une date introductive sur la première des cartes qui auraient permis de situer précisément dans le temps celle des évènements relatés. On comprendra aisément que les cartes étant aujourd’hui collectées individuellement, il est exceptionnel qu’un même collectionneur détienne la totalité de la missive et la date est souvent perdue. Le premier exemple en deux cartes cité ci-dessous n’en a que plus de prix puisque la totalité du texte est disponible et qu’il est daté (figures 1 et 2). * |
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* Figure 1 – Recto et verso de la carte n°2 (Larmor) de "Artaud et Nozais, Nantes" |
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* Figure 2 : Recto et verso de la carte n°11 (Larmor) de "Artaud et Nozais, Nantes". |
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Par contre, nous donnerons un second exemple pour lequel, ne
disposant que de la seconde partie d’un texte distribué probablement
sur trois cartes successives, il n’est pas possible de préciser la
date de l’événement relaté à partir de cette seule correspondance.
Mais pour ce cas précis, l’édition de la carte support et surtout la
nature de certains des faits relatés doivent permettre une approche
chronologique plus précise. La seconde possibilité pour les correspondants bavards peut consister alors à adopter une écriture du type "pattes de mouche" et à remplir jusqu’à saturation le revers de la carte postale parfois même à la limite de la lisibilité du texte comme on pourra le constater sur le troisième exemple proposé ci-dessous (figure 3). Un
mini scandale à l’Ecole des apprentis de Lorient en 1919
Le 31 Août 1919, lors du bal de rentrée organisé officiellement à l’Ecole des Apprentis à Lorient, un événement se produisit qui fit certainement jaser puisqu’un membre de cette école se croit obligé de s’en expliquer dans une correspondance à une amie. Voici le texte de la missive dont on trouvera la reproduction recto et verso en figures 1 et 2. Première carte :
"Artaud et Nozais, Nantes" n°2 - Larmor.
«Lorient le 1 Septembre
1919. / Chère Jeanne, je vais te donner quelques détails sur le bal
d’hier. On avait donné des quantités de cartes d’invitation aux
apprentis pour les distribuer en Ville. Ils ont invité tout un tas de
femmasses et de filles comme la mère de Lioune. Le Directeur, il
rallait 5 minutes quand il a vu toute cette clique...» Deuxième carte : "Artaud et Nozais, Nantes" n°11 - Larmor.
«…qui s’amenait à
l’école. Mais comme toutes ces femmes et filles avaient des cartes
d’invitation on n’a pu les refuser et il a bien fallu les laisser
entrer. Dans les salles du bal, elles avaient la tenue la plus
incorrecte. On avait installé un buffet et elles ont tout bouffé !
Aussi quand le bal s’est terminé, le Directeur a fait mettre 7
apprentis en prison pour avoir invité ces femmes. Un million de
baisers. Roger.» Le texte n’est pas assez explicite pour préciser la situation exacte dans la hiérarchie de l’école de "Roger" auteur du texte de cette carte : membre du corps enseignant ou plus vraisemblablement lui-même simple apprenti (ou pourquoi pas un invité quelque peu choqué par l’incident). Mais on imagine très bien les cadres de la maistrance ou les enseignants de l’école, venus à cette fête accompagnés de leurs honorables épouses, humiliés de devoir imposer à celles-ci la compagnie bruyante et vulgaire de ces filles du port à la "tenue si incorrecte". La sanction se devait d’être à la hauteur de l’outrage.
Je ne sais si les rubriques de la presse locale se sont fait écho
de ce qui, dans l’esprit de ses auteurs n’était vraisemblablement
qu’un simple chahut mais que Nous autres de Notre second exemple apparaît au verso d’une carte de Groix "Laurent-Nel, Rennes" n°1417, éditée après 1926 et expédiée probablement autour de 1930 (mais non intrinsèquement datée par son oblitération). Cependant pour dater son envoi, il doit être possible de retrouver dans la presse de l’époque les deux évènements auxquels il est fait référence ici : la venue du "Nelson" à Brest et celle des croiseurs allemands en Italie. L’auteur du texte est apparemment un bon connaisseur de la manœuvre des vaisseaux de guerre (probablement un officier) et certainement bien informé de la politique navale de son temps.
«…Le "Nelson"
est arrivé hier matin en rade abri. Toute la matinée coups de canon
pour salut. Prise de coffre superbe pour un fiot qui venait pour la
première fois ici. Hier, aujourd’hui et pendant 3 ou 4 jours, les
Brestois vont se dépenser pour donner la meilleure
idée possible de ce que peut être un
pays qui a une marine bien médiocre, lorsqu’il s’agit de recevoir
des alliés d’hier et que l’on serait content de garder pour demain.
Il vient tout de suite à l’idée que cette visite est la réplique de
la visite des croiseurs allemands en Italie cet..»
Il manque juste les gants blancs, les épaulettes et le garde-à-vous à l’échelle de coupée pour faire couleur locale. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres et quand on connaît la suite des évènements, l’analyse de l’intéressé est plutôt pertinente. D’autant que le texte montre que l’anglophobie que l’on prête aux marins français est absente. Le ton employé est même plutôt admiratif. Instantané de la vie d’un marin pendant la grande guerre
La solution retenue par l’auteur de notre troisième exemple a
consisté à saturer le dos de la carte par un fouillis de lignes croisées
jusque dans les marges (voire la reproduction du verso en figure 3). Le
texte rédigé en 1917, narre à un copain basé à Brest et par le détail
sa vie de marin affecté à la surveillance de la côte sud de
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Figure 3 : Verso de la carte n°6781 de la "Collection A. Waron, St-Brieuc". |
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Carte "Collection A. Waron, St-Brieuc" n°6781 – Plœmeur – Kerroch
«Le 15 Mai 1917 - Mon cher
Charles – J’ai reçu ta carte lettre voilà quelques temps et je
n’ai pas trouvé un moment pour te répondre. Ce matin je suis à la
commission, alors je profite donc pour t’écrire quelques lignes. Pour
la petite santé çà va toujours très bien ainsi que tous les copains.
Enfin mon vieux Charlo, je vois que tu as choppé le bon poste, tant
mieux tu l’as bien gagné aussi, j’espère que tu ne craint pas le
mal de mer. Tu dois nous voir passer dans le goulet car on va à Brest
assez souvent , après demain soir nous y seront encor pour repartir le
lendemain matin ; on fait toujours les mêmes voyages, voilà une
huitaine de jours je pensais bien rester pour quelques temps à Brest.
Le matin, en plein jour, on avait été abordé par le "Chiempanzé"
un chalutier au milieu du goulet. L’"Ardent"
porte une bonne marque sur l’arrière, les colliers du bossoir de
dragues et les supports sautèrent. Pauvre "Ardent"
des fois il en voit de dûr et il voyage toujours quand même. Par
ailleurs tout va à l’ordinaire pour l’affaire des Américains ;
c’est fini, il ont étés tous acquittés, on a du arréter
l’affaire ; heureusement car il auraient payés cher leurs
conserves. Par ici il fait bon se balader maintenant à la campagne.
L’autre jour, nous avons passé par St Mathurin, moi et le
vaguemestre, ça m’a rappelé la tournée de l’an dernier. Plus
grand chose de nouveau à te raconter, si ce n’est que notre ancien
fourrier qui était débarqué à Cherbourg est ici maintenant depuis 3
ou 4 jours. Il est à la défense fixe, il a été remplacé à
Cherbourg par une femme et s’est débrouillé à venir ici sans doute
pour un an. J’oubliais aussi de te dire, voilà quelques semaines de
ça, 2 avions laissèrent tomber leurs bombes sur soi-disant un
sous-marin. Comme on se trouvait sur les lieu, on avait laissé tomber
une grenade. C’est en vain que nous attendions l’explosion. Le grand
Charles n’en revenait pas. Heureusement il avait gardé les goupilles
avec lui. Depuis nous les avons changées. Le contre-torpilleur américain
qui était avec nous en a lancé plusieurs. Je t’assure que le poisson
ne manquait pas sur l’eau. Alors mon vieux Charles, je termine ma
carte. Tu as bien le bonjour de tous les copains, du gros Barthe qui ne
change pas, de
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L’intéressé n’a plus trouvé assez de place pour signer mais le choix d’une carte de Kerroch avait peut-être pour son correspondant valeur de signature. En tout cas, voilà un courrier riche en informations. Il y a le choix entre l’accrochage dans le goulet de Brest avec un chalutier (devenu le Chiempanzé), les petits trafics avec nos alliés (avant ceux conjoint de Quemener et Sézenec) ou l’épisode des grenades défectueuses. Il serait par contre surprenant que les archives de la presse locale en conservent le souvenir. Conclusion Ces quelques lignes n’ont eu d’autre but que de vous distraire. Les exemples auraient pu être multipliés. Les amis du centre de Kerpape auraient peut-être aimé prendre connaissance du menu et de la facture du repas d’accueil d’un nouveau médecin du Centre dans les années 1930 (sans lésiner sur la double portion de homard) ou la fraîcheur de ces jeunes filles malades organisant avec celles d’un autre centre une circulation du courrier avec échange de cartes postales ou ce jeune dissertant avec un copain sur le meilleur choix pour son appareillage. Les syndicalistes d’aujourd’hui goûteraient certainement le courrier de ces petites "bonnes" de 1910 qui profitent de l’absence pour 2 ou 3 jours de leurs patronnes respectives pour mettre au point par courrier une virée aux fêtes de Toul-Foen (qui a crié "vive la liberté"). Ou comment ne pas être ému de l’aveu fataliste et plein de pudeur d’une jeune femme confiant à une amie : «La prochaine fois que je vous écrirai, peut-être que je serai Madame. Enfin ma chère c’est la vie. C’est pour ne pas être tout le temps chez les autres.» (j’ai cru entendre murmurer "égalité"). Ou encore cette plainte d’un brave gars en 1918 : «Ainsi mon Alexandre est mort et personne de la famille n’a daigné m’en avertir. Hélas, ainsi va la vie, pleine d’ingrats et d’oublieux.» (et l’écho qui répond "fraternité"). Et bien sûr, ces innombrables courriers échangés par des "poilus" avec leurs familles, mélangeant les espérances (permissions ou départ en "équipes agricoles" pour échapper à l’enfer) et les déceptions [la blessure reçue au combat jugée insuffisante pour déboucher sur une réforme, la ration de tabac promise à un frère mais qui n’arrive pas, le départ d’un bon copain de misère pour Salonique, etc…]. Eh oui ! que de petits trésors cachés au revers de ces modestes cartes et qui dorment pour les générations futures. Ils sont offerts à ceux qui savent les découvrir. v
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