LE PASSAGE SAINT-CHRISTOPHE SUR LE SCORFF
Jean-Yves Le Lan
Au XVIIe siècle, pour aller de Hennebontd’Hennebont à Ploemeur, il fallait faire le tour par Pont-Scorff ou franchir la rivière Le Scorff en bateau à un endroit nommé « passage Saint-Christophe ». Le passage Saint-Christophe se situe un peu en amont de la jonction du Scorff et du Blavet. A cet endroit, la rivière est large et l’eau douce se mélange avec l’eau de mer ; les marées se font sentir et les courants suivent le rythme des marées. En 1647, le 5 juillet, le procureur du Roi, Jean Le Gourvello rappelle à l’ordre les habitants de Kerentrech pour la mauvaise tenue de leur matériel utilisé pour effectuer les traversées de la rivière. Il rapporte les faits suivants : « avons eu avis que le passage de Saint Christophe qui est entre les paroisses de Caudan, de Ploemeur et de Guidel, et qui est de très grande conséquence, est mal entretenu de bateaux, lesquels sont en si mauvaise réparation, qu’il y a très grand péril à y passer, en sorte que depuis quelques années, il s’y serait noyé près de vingt personnes, tant par la faute des passeurs qu’autrement ; aussi requérons commission pour apparoir titres, en vertu desquels ils s’arrogent ce droit de passage, et en cas d’apparition des titres valables, voir dire qu’ils le tiendront garni de bons bateaux bien équipés, en sorte qu’on y puisse sûrement passer, et que le public n’en reçoive aucun détriment. Faute de quoi le dit droit de passage sera mis en la main du Roi, et qu’il y sera pourvu comme sera vu appartenir, et pour faire les exploits décernons commission à tous sergents ». Charlotte Merle dans son roman historique intitulé « Ceux du Faouëdic » narre une traversée sur le bac au passage Saint-Christophe quelques années plus tard. Elle situe la scène en 1669, trois années après la création du chantier de construction navale de la Compagnie des Indes à Lorient, et écrit : «La brume se dissipe avec précaution. On commence à voir l’eau. - Oh ! …Hé ! … Le cri s’arrête. Quelque chose de gris semble bouger, en face, très lentement : une ligne, avec un balancier qui oscille vers le ciel. La masse grandit, noircit. Le bac tranquillement, vient prendre enfin ses passagers. Mais le passeur bougonne. « Pas idée de vouloir traverser à mer basse ! Et avec un cheval, encore ! » Le bac, en effet s’arrête à trois coudées de la cale. D’une enjambée, Bihel et Bilzic sont à bord, mais Olichon, lui, tient son cheval au fin bout des moellons. Heureusement, il y a des planches à bord, que les paysans tendent pour la bête. Mais le passeur crie : -N’appuyez pas là, le bac ne tient pas ! … Là non plus ! … Attendez ! Je vire … Non ! La planche est cassée ! … Attention à ton pied, toi, tu vas faire entrer l’eau dans le navire ! Le navire ! Déjà, bien des accidents, se sont produits, des bains forcés, des charrettes perdues, des bêtes empêtrées dans les brancards, des morts, même. On s’est plaint du passeur au seigneur, du seigneur au passeur : chacun d’eux veut de l’argent et rejette sur l’autre la charge des réparations. Traverser le Scorff est une aventure. On n’est jamais sûr d’en sortir vivant, même si l’on invoque le Saint Christophe qui domine les roches où l’on espère débarquer. Enfin, tout le monde est à bord, même le cheval. Mais il faut payer avant de partir, de crainte d’accident : un sol pour les laboureurs, cinq pour Julien et sa bête, le prix de deux livres de pain. Au ras de l’eau il fait frais. La brume dissipée, la rivière éblouit, du côté du soleil. A droite, on dirait un lac, tant elle s’élargit vers Saint-Trichau, un lac où se reflète le château de Trévafen Tréfaven que le prince de Guémené lais laisse à l’abandon, et dont les tourelles émergent des arbres, brillante brillantes encore d’humidité nocturne. Le bac craque à chaque balancement. Le cheval souffle contre l’épaule de Julien, qui le flatte. Le passeur ahane. Les trois hommes, attentifs, gardent le silence, jusqu’au débarquement qui ne va pas sans cris, sans reproches. Ne cassez pas les planches, bon sang ! - Si ton rafiot, était plus sûr ! - Oui ! Et si les cales se rejoignaient, tant que vous y êtes ! un pont, ça ne serait pas plus mal ! Mais de quoi je vivrais, moi ? - J’ai payé assez cher ! Tant de livres à récupérer chaque année, et la famille à nourrir ! » Cet extrait de l’ouvrage de Charlotte Merle permet d’imaginer les conditions de passage par le bac. Un navire bien fragile, des accidents nombreux, un passage payant, sont les principales caractéristiques que l’on peut relever dans ce livre et qui ont un fondement historique. En effet, ce passage, avant même la fondation de Lorient, était en fait la propriété collective des habitants du village de Kerentrech. A la suite de tous les accidents, les co-propriétaires furent donc invités à présenter leurs titres et à s’engager à tenir le passage en bon état de fonctionnement faute de quoi il serait repris par le rRoi. Cette menace provoqua certes des améliorations mais elles ne furent que passagères. En effet, les services du Roi roi surveillaient ce passage car il était d’une importance stratégique pour le fonctionnement de la Compagnie des Indes. Il était le point de passage pour acheminer à Lorient le courrier en provenance de Paris et pour celui remontant sur la capitale. La menace deviendra réalité bien plus tard car le 3 juillet 1762, la Compagnie des Indes vient d’acheter la dernière portion de terre du passage Saint-Christophe appartenant à des particuliers et elle se trouve ainsi à cette date propriétaire en totalité. Elle confie donc par un bail de trois ans, à partir du 1er novembre 1763, la gestion du passage à « Louïs Gillet, Paterne Danet et à Nicolas Le Bras demeurant au village de Kentrées paroisse de Pleumeur ». Par ce bail, ils sont chargés d’assurer le passage et peuvent toucher au maximum les « émoluments accordé par le tariff authorisé par l’arrest du conseil ». » Le bail s’élève à 4000 livres par an. La Compagnie fournit «les bacs, battaux, cables et aggrés » et met à disposition des détenteurs du bail « la maison et logements neufs » qu’elle « a fait construire au haut de la calle de Kentrées ». Par contre, il reste à leur charge l’entretien « de cinq hommes forts et robustes tant de jour que de nuit afin que dans tous les tems le service du passage soit fait avec diligence et sureté convenable et que l’on puisse détaché au besoin deux hommes pour le service du canot qui sera continuellement tenu et amaré au chalan du passage pendant le cours de la journée pour estre ensuite mis et mouillé à flot du côté de la rive de Caudan pendant la nuit […] » et l’acquittement « de la rente féodale de trente six livres au seigneur Prince de Guémené ».. Le chaland qui a été construit par le dénommé Danet, l’un des détenteurs du bail, est entretenu régulièrement et c’est ainsi que le coût de revient du calfatage est évalué à 76 livres 16 sols pour un coût global d’entretien annuel estimé à 200 livres.
Coût d’entretien du Chaland – Service Historique de la Défense Département Marine à Lorient – 1 P 275 – lisse 4b – pièce 1
En 1782, le fermier du passage royal de Saint-Christophe est le dénommé Jean-françois Bougnot. Mais ce passage par bac, n’est pas d’une grande commodité et c’est ainsi que le 7 avril 1789, en la chapelle Sainte-Anne de Ploemeur, sont rédigés les « Cahiers des doléances et plaintes des habitans de la paroisse de Ploemeur pour les députés à la sénéchaussée d’Hennebont». Dans ces doléances, on trouve à l’article 9 la demande que « soit construit un pont sur la rivière de Scorff au lieu du bac de Kerentrech ». Ce point sera retenu dans le Cahier général des députés du Tiers-état de la sénéchaussée royale d’Hennebont aux Etats généraux rédigé le 21 avril 1789. L’article 167 stipule « qu’il est intéressant pour le public de construire un pont sur la rivière du Scorff, à Saint-Christophe, au lieu du bac incommode qui entraîne des malheurs fréquents et des inconvénients multiples dont tous les voyageurs gémissent… ». Ce souhait est confirmé en 1792 par Jean-Marie Esnoul, administrateur du département, qui lors de la troisième session du Conseil général s’exprime en ces termes « […] pour remplacer un bacq incommode et dangereux, dont la lenteur dans le trajet et les échouemens fréquens sont des inconvénients, on ne peut pas plus préjudiciables, aux expéditions de la marine, à celles du commerce, aux voyageurs, et enfin à l’approvisionnement des habitans de la ville, dont la plupart, attachés au service de la marine, paient les denrées beaucoup plus cher que par tout ailleurs, par les difficultés de la communication avec les campagnes qui sont sur l’autre rive. Le bacq appartient à la nation et est du Département de la marine qui perçoit le droit de péage ; mais on ne dissimulera pas que le produit de ce péage est chaque année, ou du moins année commune, plus qu’abordé par les dépenses qu’entraîne l’entretien du bacq et des grelins, et par les remplacements nouveaux de l’un et des autres, lorsqu’ils sont rendus au point de compromettre la vie des hommes et les effets précieux qu’ils accompagnent. Aucun pont ne fut plus généralement reconnu nécessaire que celui à construire au passage de Saint-Christophe. » Mais ce pont n’arrivera que trente années plus tard car inauguré en 1822. Ce premier pont très fragile sera remplacé par un pont suspendu mis en service en 1848 et c’est en 1955 que commencera la construction du pont Saint-Christophe actuel avec une inauguration le 15 novembre 1960.
Passage Saint-Christophe avec un pont provisoire et les implantations des jetées pour le pont. Extrait du plan cadastral de 1824 – Section A de Kerentrech – Archives Municipales de Lorient – 2 Fi 3.
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