LA PAYSANNERIE DE BASSE BRETAGNE
DEBUT ET FIN D’UNE HISTOIRE
Dominique Paulet
Kerulvé, mars 2006
Introduction | Chronique religieuse |
Situation mi-XXème | Langue |
Chronique historique | Conditions finales |
Chronique conditions de vie | Conclusion |
Passé le milieu du XXème siècle, la population agricole bretonne s’est considérablement réduite et les conditions de vie des familles d’origine rurale ont changé davantage en une génération que durant les mille ou deux mille ans précédents. Changé à ce point qu’une ménagère de la fin du siècle, dans sa cuisine garnie d’appareils, obsédée par la moindre atteinte à une propreté étincelante, aura perdu la capacité pratique d’imaginer sa grand-mère accroupie sur un sol terreux, activant un feu de bois sous l’unique chaudron du logis. Vu vers 1940, un dimanche après-midi : un garçon courant sur le chemin menant au bourg. « Où vas-tu ? ». « Au presbytère ; mon père m’a chargé de demander au recteur si nous pouvions rentrer la moisson à l’abri, l’orage menace ! ». En ces temps la loi religieuse demeurait encore forte et le clergé respecté dans son rôle de gardien d’un code de vie. Rusticité et cléricalisme, deux aspects disparus sur lesquels nous reviendrons et examinerons les circonstances de leur apparition. Les mémoires d’authentiques paysans bretons sont des succès de librairie. Au point de se demander s’il ne faut pas avoir vécu au cœur de la société rurale pour être autorisé à en parler. Personnellement je ne suis pas né dans une ferme : la branche la plus bretonne de ma famille remonte à des paysans du pays de Chateaulin ; ces Cosmao ont emprunté un ascenseur social dès la fin du XVIIIème siècle, puis la lignée a rejoint celle des Fréminville (dont le ‘‘chevalier’’, promoteur de recherches sur l’‘‘antiquité’’ bretonne) et s’est alliée aux Villemarqué du Barzaz Breiz. Plus près de moi sont des industriels qui ont participé au développement économique à Concarneau ou Douarnenez. Cette bourgeoisie affectionnait et connaissait bien la classe paysanne, autrement mieux qu’aujourd’hui elle n’en sait sur les banlieues dites sensibles. Et d’une certaine manière c’était réciproque : si le Déguignet des Mémoires d’un Paysan Bas-Breton critique Anatole Le Braz, c’est qu’il connaissait son monde. Une vision globale est possible. Libre à chacun de s’intéresser au tissu breton de la manière qui lui plaît, même à celui qui n’y a pas d’attache ancienne. Mais il n’est pas désagréable de profiter d’un observatoire enraciné. L’histoire d’un pays et de ses gens peut s’aborder de différentes manières : examen des événements, étude des ressorts politiques, analyse sociologique, etc. L’unité de la Bretagne s’est constituée lentement et des différences culturelles subsistent. On reconnaît aujourd’hui un fonds identitaire et un dynamisme régional malheureusement fragmenté par le découpage administratif ; tant que les frontières de la province ne seront pas reconstituées, sa capacité vitale restera handicapée. Cependant beaucoup d’organismes s’emploient, à juste titre, à construire la personnalité bretonne sur l’espace des cinq départements. On ne saurait réduire le caractère des Bretons à celui des paysans. Ce serait comme si l’analyse de la culture parisienne se fondait uniquement sur l’étude du prolétariat de Belleville. Et pourtant l’immense écheveau de la société dispersée dans nos campagnes semble traverser les siècles en nouant des valeurs durables, et cette société est moins sensible aux influences extérieures que les classes dominantes. Les facettes de cette population ont des reflets communs ; nous nous attacherons davantage aux gens de Basse Bretagne dont le tempérament est souvent plus marqué. Les paysans occupent volontiers le littoral, la terre est fréquemment cultivée jusqu’au bord de la falaise. Mais ils ne se mélangent guère aux marins, sauf parfois pour fournir un complément de main d’œuvre saisonnière. Le milieu maritime est plus fluctuant que le milieu rural : l’activité des ports se développe ou disparaît au gré des conjonctures ; c’est un autre monde, fort captivant. La paysannerie est retenue, dans le modeste travail entrepris ici, comme un meilleur marqueur de continuité historique. Le voyageur parcourant les routes bretonnes apprécie la variété d’un paysage offrant tantôt une image de campagne réduite entre bosquets et vallons, comme préparée pour un artiste, tantôt un panorama étendu. Il s’étonne d’avoir rarement sous les yeux un espace où ne se voit aucune maison. La dispersion de l’habitat est une caractéristique de la région. L’Insee a établi, il y a quelques années, une carte de France graduée en fonction du nombre d’habitations isolées ou groupées en petit nombre, étalées à l’écart des agglomérations. La lecture de cette carte est très instructive : la plus forte dispersion est située exclusivement dans les départements de l’Ouest. Le problème du ‘‘mitage’’ de la campagne inquiète, mais il n’est pas nouveau. Dans un pays où les points d’eau abondent, les cellules paysannes se sont plantées au plus près des champs, le plus souvent sans craindre l’insécurité d’un relatif isolement. Nous appelons ‘‘village’’ (l’équivalent de ‘‘ker’’ en breton, ‘‘hameau’’ en français) un groupe de quelques bâtiments : logis, étables, granges… où vivent plusieurs familles, rarement une seule. L’ordre de grandeur de la distance entre deux villages est de 500 mètres, variable selon la qualité de la terre. A certains gros villages est associée une chapelle où la messe dominicale était assurée jusqu’à la chute récente de l’effectif du clergé, c’est alors une ‘‘trève’’. Le ‘‘bourg’’ est le chef-lieu de la paroisse et du même coup de la commune ; on y trouve l’église, la mairie et quelques commerces de nécessité. Il arrive qu’un bourg enfle et devienne une petite ville où s’installent des services publics et où se tiennent les foires. Certaines villes ont germé directement au point de rencontre d’un fond de rivière à marée et d’une grande voie routière.
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Remontons d’un demi siècle. Mise à part une densité de population rurale relativement élevée, la Bretagne se caractérise par un retard dans le système agricole. La vie à la campagne, à des époques antérieures, devait paraître plus semblable sur toute l’étendue du territoire français, voire au delà. On se rend au village par un chemin mal empierré et boueux, quand ce n’est pas une simple voie charretière aux profondes ornières adaptées aux roues gigantesques des tombereaux et des chars à bancs. Les chevaux s’accommodent des chemins creux typiques, mais ceux-ci sont malaisés aux piétons, impraticables aux automobiles. Les habitants du village s’écartent peu de leur demeure, la terre avoisinante où ils dépensent leurs forces est pour eux un monde en soi qui leur fournit directement l’essentiel de leur nourriture. Une partie de la production est échangée contre quelques biens indispensables, mais le fonctionnement économique est encore largement autarcique. Les bâtiments du village entourent ou longent la cour, aire de travail et de stockage. Parmi les bâtisses, les logis d’habitation se distinguent par une plus grande hauteur des toits et des souches de cheminées. Ces logis sont de standing très varié : de la ‘‘loge’’ comparable à une grande hutte à foyer central surmonté d’un conduit de fumée en maçonnerie grossière, au manoir converti en ferme. La maison simple à deux pignons est le modèle le plus courant ; type d’architecture évidente, moins répandu dans les autres provinces. La pièce d’habitation principale, salle à vivre, manger, dormir, n’est pas toujours séparée de l’étable. Une cheminée de taille disproportionnée occupe un coté de cette salle. Le foyer, à peine surélevé du sol en terre battue, sert à la fois au chauffage et à la cuisson des aliments pour les humains. D’autres lieux de feu sont prévus dans le village pour la préparation de la nourriture du bétail. Approvisionner du bois est une des occupations des paysans, la gestion des têtards de chêne sur les talus et des rejets de châtaignier dans les taillis s’impose comme un souci de longue haleine. Penchée sous le linteau de la cheminée, la ménagère peste au sujet de bûches qui ne sont pas de la bonne taille ou pas assez sèches. Mais le plaisir d’un bon feu n’a pas d’équivalent. Suivant une disposition courante, les lits clos et les armoires s’alignent le long d’au moins un autre coté de la salle. Un tel front de meubles, pas très logique puisqu’un vide demeure derrière les armoires, constitue le plus beau décor de la pièce ; les panneaux cirés, les moulures et les fuseaux accrochent la faible lumière provenant de fenêtres exiguës. L’usage des lits clos, un temps considéré comme spécifique de la Bretagne, a laissé un souvenir mitigé aux personnes qui l’ont connu, malgré l’avantage d’une certaine intimité. La nourriture n’est guère variée, la soupe aux pommes de terre et au lard constituant l’essentiel du menu de chaque repas. Une bonne part du blé ou du seigle récolté est livrée au meunier qui en transmettra la farine au boulanger, chacun de ces artisans effectuant un prélèvement pour sa propre rémunération ; ainsi le cultivateur pourra se fournir en pain chaque semaine. Pour combler les coupures de fourniture de cette précieuse denrée, certains jours des crêpes de sarrasin sont confectionnées sur une grande plaque posée sur le feu ; le blé noir économise ainsi le froment, un des principaux produits monnayables. Le lait des vaches de l’exploitation est transformé sur place en beurre, une autre denrée de consommation et, en partie, de vente. Outre le lard conservé au saloir, le cochon logé dans la porcherie au bout de la longère (le pen ty) sera transformé en pâté et autres charcuteries. La volaille et les lapins viennent en appoint. Que le paysan soit propriétaire ou locataire, l’essentiel de sa nourriture est le fruit de son travail. L’impression d’un faible flux d’argent est accentuée pour le fermier locataire lorsque le montant du bail est inscrit en quintaux de blé et en quantité de bétail. L’excédent qui permet de se vêtir et d’entretenir le matériel est fort variable suivant l’étendue de la terre, sans parler des ouvriers qui n’en ont pas du tout et se louent aux plus riches ; de la pauvreté à une petite opulence. Peu de confort. On va chercher l’eau à la fontaine ou au puits. L’éclairage est assuré, au mieux, par des lampes à pétrole. En hiver l’humidité est envahissante. Une telle vie n’est pas fragmentée comme celle des gens de la ville entre un temps de travail minuté et un temps d’activité pour soi. La paysanne, par exemple, n’attribue pas de différence de valeur entre l’occupation de traire les vaches et celle de faire la lessive. Dans cette intégration vitale, les notions d’emploi et de chômage n’apparaissent pas évidentes. Chaque famille s’organise en vue d’une répartition optimale des tâches. Celles qui n’accèdent pas à une activité nourricière sont considérées comme relevant du groupe des mendiants. Le cultivateur se sent incorporé à une catégorie immuable. Il se voit maillon d’une longue lignée à laquelle son sort est lié. S’il s’efforce d’agrandir son petit domaine ou d’améliorer son cheptel, l’ambition de changer de condition ne l’effleure pas. L’idée de pousser ses enfants aux études, pour leur donner une autre chance professionnelle, est récente. Le périmètre à l’intérieur duquel évolue quotidiennement le paysan englobe les champs qu’il laboure, les prés qu’il fauche et les landes dont il tire parti, rien de plus. Il connaît en détail les talus et les arbres, et les gens de son village. Il a des relations avec les habitants des villages voisins et avec les personnes de sa parenté qui ne demeurent pas trop loin. Chaque dimanche il se rend au bourg pour assister à la messe, ou attendre au café, en compagnie de ses semblables, que son épouse sorte de l’église après l’office. La famille sera venue en carriole, si la distance est grande ; on en profitera pour faire quelques emplettes ; ce remue-ménage dominical est l’occasion d’entretenir de solides relations entre les citoyens d’une même commune, les fidèles d’une même paroisse. Tout l’univers de cette paysannerie casanière. A de rares occasions, quelque membre de la famille entreprend un plus long voyage, jusqu’à la ville où se tient le marché pour y vendre du beurre et d’autres petits produits, ou la foire pour y négocier un veau ou un poulain. Ce jour-là, on se frotte aux habitants d’autres paroisses, on compare les tenues, la forme des coiffes. On se renforce dans l’adhésion à ses propres particularités, dans l’honneur d’appartenir à la communauté la plus valable de la région. Cet attachement au terroir, cet esprit de clocher, est plus apparent en Bretagne qu’ailleurs. Il n’a rien à voir avec un sentiment national breton. Les pardons, petits ou grands, avec leurs processions et leurs fêtes, sont d’autres opportunités de manifester l’orgueil local. Le pôle de tout cela, c’est bien la paroisse. Le pasteur de celle-ci, an aotrou person (monsieur ou quasiment monseigneur le recteur), est, plus qu’un guide spirituel, un directeur de conscience. Le code moral dont il contrôle l’application est devenu depuis des générations un bien commun, le liant social de cette confrérie. L’ambiance qui en résulte n’est pas uniforme dans toutes les paroisses : les recteurs du Léon sont plus écoutés que ceux de la Cornouaille méridionale. A titre d’exemples voici deux observations personnelles des années 1951-52, bien qu’elles touchent aux îles, moins paysannes et où les traditions se cristallisent davantage. A Hoëdic, de sa chaire, le recteur admoneste ses paroissiens : « j’en vois d’entre vous, des jeunes surtout, qui se prélassent sur nos plages les dimanches après-midi, au lieu de venir à l’église assister aux vêpres. Mes frères, seront nous dignes cette année de nous rendre en procession à Sainte Anne d’Auray pour le grand pardon… ». La punition aurait été de taille, la traversée une fois l’an de toute la population vers Auray étant pour tous une distraction primordiale. A Molène la piété est sincère, les voix des hommes s’élèvent au chant du credo, au point de faire vibrer les vitraux. Les relations sont empreintes d’une chaleureuse solidarité : les homards pêchés par les uns et les autres sont regroupés sur un seul bateau pour le transport au continent et la vente ; il ne semble pas qu’il y ait de difficulté de partage et les pauvres ne sont pas oubliés. Les matelots bénévoles du canot de sauvetage sont ostensiblement fiers de braver la tempête pour sauver les vies de gens qui ne leur sont rien. Dans l’ensemble la population aspire à la fête. Il existe un désir très fort de boire ensemble, de danser au son d’une musique appréciée. Le pouvoir clérical ne réfrène pas seulement les abus, il s’attaque au principe même de ces distractions. Il en résulte une transgression latente qui, dans certains cas, excite le développement des festivités. D’où une réaction permanente du clergé et, de fait, une sorte de dialectique qui compose l’atmosphère générale. Attachement exclusif au terroir malgré des conditions de vie difficiles, pesanteur de l’autorité religieuse, telles sont les composantes les plus sensibles de l’âme d’une société en voie de disparition il y a cinquante ans. Nous pouvons considérer que cette société a disparu aujourd’hui, que c’est son souvenir qui laisse des traces culturelles. Peut-on entrevoir quand et comment est-elle apparue ?
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Au commencement étaient les premiers agriculteurs dont les tombes collectives, les dolmens, sont encore visibles. Leur civilisation s’est éteinte, remplacée par celle des peuples de l’âge du bronze, couverte elle-même par les cultures de l’âge du fer, englobées finalement dans le domaine celtique. Les Armoricains, Gaulois comme les autres ? Si l’on veut, à travers les particularités de chaque tribu ; ainsi les Vénètes ont une personnalité à part. Le territoire a été défriché en très grande partie ; l’archéologie y révèle des villages prospères, où l’on consomme du vin italien. Puis l’Empire romain impose son organisation, fonde des villes. Dans les campagnes de vastes domaines sont gérés de manière patricienne, chacun centré sur sa villa. Mais beaucoup d’exploitations rustiques demeurent ; faute de renseignements, on doit imaginer des groupes de huttes dont les habitants entretiennent des usages anciens et le parler celtique. Après plusieurs siècles l’Empire se démembre, laissant place à des entités de pouvoir éphémères, dont certaines relèvent de militaires débarqués d’Outre-Manche. Car l’immigration des habitants de Grande Bretagne, surtout Gallois, a débuté. Lorsque Clovis signe un traité avec les Armoricains et les Bretons, vers l’an 500, il accorde à leur pays la liberté de se créer un destin. L’immigration se poursuit, notre histoire commence. « Le temps pressait pour l’important groupe rassemblé [les compagnons de Ninnoc] de se mettre en marche. On remarquait dans cette foule au moins quatre évêques et des prêtres et diacres en grand nombre. Des sœurs moniales prenaient aussi la mer, et toutes sortes de personnes des deux sexes… Ils embarquèrent joyeusement sur les navires parés… Naviguant par vent favorable, puis parcourant les rives de la Létavie [Armorique], sous la gouverne de Dieu, ils les ont abordées avec les sept navires équipés… ». Ce texte est écrit par un moine de Quimperlé plusieurs siècles après les événements, mais il lui est reconnu une certaine vraisemblance quant à l’ambiance des traversées qui se sont multipliées durant la première partie du VIème siècle. A cette époque subsistent de place en place des villes anciennement fortifiées où siègent des évêques ; en Armorique : Rennes, Nantes et Vannes ; plus à l’ouest, Carhaix est désaffecté, Corseul a déménagé à Alet (St Servan). Le vaste territoire qui deviendra l’essentiel de la Basse Bretagne est purement rural. Les immigrants gallois viennent aussi d’un pays sans ville ; les grands monastères, d’une bonne qualité intellectuelle, y sont les centres culturels. Sans exclure des fondations comme celle de saint Samson à Dol, qui prendra de l’importance, l’installation des Bretons à l’occident armoricain sera plus facile. Ce contexte de l’arrivée d’une population probablement importante a deux conséquences : l’implantation d’une langue, le quadrillage des paroisses. Deux phénomènes originaux en regard de la manière dont s’établit la Francie. La langue celtique des immigrants est voisine de celle qu’ont du conserver une partie des autochtones. Ceux-ci sont sans doute assez peu nombreux, après les crises de la fin de l’Empire. Le brassage de population a pu être rapide. Quoiqu’il en soit le langage vieux-breton devient de règle sur un secteur dont la limite est fluctuante, en tous cas à l’ouest d’une ligne allant, grosso modo, de Vannes à St Brieuc. Cette langue évoluera jusqu’au breton moderne, bien qu’en restant essentiellement populaire. Il ne faudrait pas associer à la diffusion de la langue une volonté d’acculturation celtique de la part des britto-romains qui débarquent, lesquels se présentent volontiers comme des romains venant s’opposer à la barbarie franque. Cependant ils importent le vieux système politique des petits ‘‘rois’’, chacun dominant en toute indépendance un royaume déterminé ; ce qui n’exclut pas des difficultés de partage et des désordres de voisinage. Les clercs de niveau élevé qui les accompagnent sont de leur parenté. Il est difficile de distinguer dans l’abondant clergé les personnages qui ont rang d’évêque ou d’abbé, les simples moines ou les prêtres. Il est certain que ces représentants de l’Église constituent un élément stable dans la mise en place d’une organisation sociale et dans sa pérennité. Les documents relatant l’évangélisation préalable à la structuration chrétienne sont extrêmement rares. Il nous reste une lettre, adressée vers 510 par les évêques de Rennes, Tours et Angers à deux prêtres, Lovocat et Catihern, en action à l’ouest de Dinan. Il leur est reproché ceci : « que vous ne cessez point de transporter certaines tables de-ci de-là, dans les cabanes de divers concitoyens, et que vous osez célébrer des messes en ayant recours, pendant le sacrifice divin, à des femmes… ». On voit qu’il n’y a pas d’évêque breton dans le secteur à ce moment. Ils sont peut-être eux-mêmes itinérants ; l’origine de certains sièges épiscopaux, comme celui qui précède Quimper, reste difficile à situer historiquement. On voit que l’usage d’autels portatifs est déconsidéré : ailleurs, si l’on crée un nouveau centre religieux, l’opération est dirigée depuis la cité-évêché et non au gré de prêtres en vadrouille. On voit que la participation féminine à la liturgie étonne (la lettre ne comporte toutefois aucune allusion à un quelconque dérèglement de mœurs qui n’aurait pas manqué d’être relevé) ; c’est une particularité qui rejoint d’autres usages dits ‘‘celtiques’’ : le choix d’une date de Pâques différente de celle du calendrier romain, la tonsure des moines sur l’avant du crâne, l’extrême ascétisme des ermites, etc. L’expression ‘‘clergé celtique’’ est utilisée par facilité pour désigner l’ensemble des clercs d’Irlande, Galles et Cornwall ; elle ne doit pas laisser supposer une réelle continuité druidique. A noter qu’il n’existe pas de divergence dogmatique sérieuse entre ce clergé celtique et la chrétienté romaine. Selon Bernard Tanguy (CRBC, Brest), le nom du prêtre Catihern, un des destinataires de la fameuse lettre, se retrouve dans le toponyme Languedias (anciennement Langadiarn dérivé de Lan Cathiern). Selon Erwan Vallerie, qui a analysé systématiquement le découpage territorial ancien, Languedias s’inscrit dans une paroisse originelle entre Yvignac et Plélan-le-Petit. De proche en proche, sur la base de ces travaux, il est devenu possible de lire sur la carte les contours des paroisses primitives qui perdurent, compte tenu de fragmentations ultérieures, dans les frontières des communes actuelles, particulièrement en Basse Bretagne. Le quadrillage du pays effectué très tôt par les Bretons marque le caractère des habitants pour toujours, pourrait-on dire. Les fondateurs vont devenir dans la mémoire populaire des ‘‘saints’’ souvent éponymes, perpétuellement vénérés en grand nombre. Ainsi s’initie, pour une part, l’attachement des paroissiens à leur terroir. Nous reviendrons sur l’évolution de la mentalité religieuse. A coté du chef clérical de la paroisse apparaît, dans des conditions floues, un responsable civil, le machtiern. L'époque de l'arrivée des Bretons étant probablement marquée par l’insécurité, il fallait bien un minimum de relais à l’autorité des ‘‘rois’’. Peu de choses sont connues de l’organisation politique ; il est possible que certaines structures de l’administration gallo-romaine fonctionnaient encore ; les chefs bretons ont pu s’allier à de notables familles locales… Le contemporain Grégoire de Tours nous explique le partage du Sud de la Bretagne entre Cornouaille et Pays de Vannes. Ce dernier secteur est consolidé par Waroc, chef militaire de taille à s’opposer aux Francs, qui incorpore définitivement la ville de Vannes en 590. On ne sait presque rien sur le VIIème siècle. Silence historique qui signifie peut-être calme relatif, période propice à la cristallisation du système des paroisses. A partir de 753 les Francs passent à l’attaque et instaurent progressivement leur présence jusqu’au delà de Vannes : les Marches de Bretagne de l’empire de Charlemagne. A l’ouest et au nord-ouest les Bretons résistent. L’armée impériale de Louis le Pieux est en difficulté face à celle de Morvan. Finalement la suprématie carolingienne se précise en 818, y compris à propos de la régulation des usages monastiques. Une douzaine d’années plus tard, Nominoë est nommé responsable de la province entière ; celui-ci, après une période de soumission, fait accéder la Bretagne à l’indépendance. Après lui, Érispoë et Salomon seront de véritables rois. La frontière s’établit sur sa ligne actuelle, voire au delà. L’aire du parler breton s’étend provisoirement vers la Haute Bretagne, tandis que l’organisation du pouvoir s’adapte au modèle carolingien. Déjà, l’élite s’européanise. C’est alors que les côtes sont grignotées par les agressions normandes. Les Vikings gagnent, c’est la terreur : les moines fuient leurs couvents, les nobles prennent le large. Les Normands ont le champ libre durant une trentaine d’années, puis en 936 Alain Barbetorte revient d’Angleterre et reconquiert le pays, sans restaurer un véritable royaume. S’ouvre ensuite une époque foisonnante, faite d’anarchie apparente et d’émergence d’une hiérarchie nouvelle. Des petits nobles érigent des mottes de terre surmontées de micro-châteaux en bois. Ces mottes, encore souvent visibles, sont plus nombreuses en Basse Bretagne qu’ailleurs ; elles suggèrent des seigneurs de bas niveau, vassalisés par les comtes. Au dessus des comtes, le pouvoir du duc est parfois incertain. Malgré des vicissitudes le XIème siècle marque l’amorce d’un véritable développement : la ville de Quimper se met en place, l’abbaye de Quimperlé est fondée, et il se prépare bien d’autres créations et défrichements. L’autorité ducale s’affermit en se croisant avec des influences anglaises. Le duc se permet par exemple, au XIIIème siècle, d’ordonner l’arasement des châteaux du Kemenet Héboué, seigneurie d’Hennebont. Les donjons de la haute noblesse, ainsi, sont moins nombreux que dans d’autres provinces. Le duché subit des pressions françaises mais maintient son autonomie. Une terrible guerre civile de succession ravage toute la Bretagne de 1351 à 1365 (on est surtout anglo-montfortiste en Basse Bretagne, davantage franco-blaisiste en Haute Bretagne) ; ensuite le pays sera moins touché par la guerre de cent ans et prendra une certaine avance dans son évolution vers un État de type moderne. On peut parler d’une relative prospérité, qui ne sera pas brisée par l’inféodation graduelle à la France. Le règne d’Anne de Bretagne assure la transition. En 1532 la province est formellement rattachée au royaume ; elle conserve certains privilèges jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. L’enrichissement se manifeste par un commerce maritime foisonnant. En ce qui concerne les agriculteurs, la culture du lin et son traitement y contribuent. De nombreuses fermes deviennent des ateliers de filage et de tissage : un véritable complexe agro-industriel. La Bretagne se distingue alors par la construction de manoirs, par milliers. La petite noblesse exerce certaines pressions sur les paysans : obligation d’usage du moulin, du four à pain ; mais une sorte de complicité culturelle est de mise. La célèbre pièce de théâtre traitant la vie de sainte Nonne, qui a son origine du coté de Landerneau, est jouée par des ruraux après maturation du texte breton et de la mise en scène par des aristocrates locaux. Ernest Renan évoquera le rôle d’éducation intellectuelle et morale du ‘‘noble de campagne’’. Tandis que, pour l’essentiel, l’élite est largement francisée. Les guerres engagées par Louis XIV conduisent à un blocus économique et à la fin des activités exportatrices. En 1675 la révolte dite des ‘‘bonnets rouges’’ éclate en divers points de Bretagne, sévèrement réprimée. Les intermèdes de paix permettent aux grands ports de se développer, mais pour le monde paysan s’ouvre une période de renfermement local et de pauvreté accentuée par les poussées démographiques, pour plus de deux siècles. Les idées révolutionnaires germent dans le Club Breton et certains membres du bas-clergé sont actifs dans la première assemblée nationale. Ce courant ne prend pas dans les campagnes, surtout dès qu’il est porté atteinte à la liberté du clergé. On ne peut parler de chouannerie généralisée ; chaque paroisse vit les événements à sa manière. Le cadre politique et juridique évolue au XIXème siècle sans conséquences importantes à la base de la société. Parmi les progrès techniques et industriels, le chemin de fer est celui qui apporte le plus de changement : des denrées agricoles rejoignent les gares, venant des exploitations qui sont à portée de charrette. La guerre de 1870 draine une armée bretonne conduite à mi-chemin de Paris, pauvre troupe qui végète à Conlie où les escouades restent groupées par paroisses d’origine. Les champs de bataille de la première guerre mondiale sont lointains mais meurtriers pour la Bretagne dont les hommes y meurent davantage que ceux des autres provinces. Chaque famille est touchée. Ce lien de sang avec la nation entraîne une adhésion à la république ; en général, en dehors de certaines villes et de quelques campagnes, l’opinion penche à droite. Un début d’équipement mécanique apparaît : au cœur de l’été, dans les années 30, le ron-ron des machines à battre le blé remplace le roulement du choc des fléaux sur l’aire. La deuxième guerre mondiale jette un voile sur toutes les activités. Durant ces années noires, une poussée de sentiment pétainiste, voire indépendantiste et collaborationniste, sera sans suite, l’adhésion à la résistance devenant générale. Les modes de production et d’échanges régressent. La pénurie qui suit la guerre repousse l’enclenchement de la révolution agro-alimentaire jusque vers 1955.
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Chronique conditions de vie
A travers les quatorze siècles d’histoire ainsi succinctement présentée, les conditions de vie des paysans ont évolué sans véritable mutation. Les maisons qu’ils habitaient, jusqu’au delà de l’an mil, ne devaient pas être très différentes de huttes gauloises. Les traces archéologiques sont minces : près de Melrand, à Lann Gouh, les restes de ce qui était peut-être un bourg, abandonné, révèlent des habitations constituées d’une charpente rustique posées sur un muret. Des maisons analogues ont été découvertes sous le sable des dunes de Guidel, datables du XIIIème siècle. Le foyer est central, sur le sol, la fumée s’échappant par une percée de la toiture en chaume. Il semble n’y avoir d’autre ouverture que la porte. Le mobilier intérieur devait se limiter à un bat-flanc couvert de paille servant de lit collectif. Dès que le temps le permettait on vivait dehors (er-maez, dont le sens s’élargit à tout l’espace) plutôt que dans cette pièce sombre et enfumée. La situation s’améliore à la fin du Moyen Age : les murs s’élèvent et la cheminée de pignon apporte un progrès sensible. Certains paysans propriétaires assez riches, et les fermiers dont les propriétaires sont bienveillants, habitent aux XVIIIème- XIXème siècles des demeures d’apparence respectable. L’ardoise devient un matériau de couverture courant. Durant la première partie du XXème siècle, les maisons des cultivateurs ne sont guère rénovées. De même que les habitations s’améliorent lentement, la manière domestique de vivre évolue, sans que le changement ne soit perturbant d’une génération à l’autre. De la marmite médiévale en terre on passe au chaudron de fonte. Le grain longtemps broyé sous la meule manuelle est porté au moulin, la pain cuit au four banal. Au lieu de manger agenouillé auprès du feu, on s’assoit à une table ; l’écuelle de bois est remplacée par l’assiette en céramique grossière puis en faïence. Coffres et armoires, plus tardivement lits clos, garnissent le logement. Si la fontaine où puiser l’eau est lointaine, un puits est creusé au cœur du village ; un lavoir maçonné est disposé auprès de la fontaine. L’antique lampe à huile ou à graisse est relayée par la bougie et finalement par la lampe à hydrocarbure. La pratique agricole est celle de la polyculture vivrière, mais les aliments cultivés varient : pois chiche puis pomme de terre, épeautre puis seigle et froment… De même pour le bétail nourricier : à l’abondance du mouton fait place la généralisation du cochon familial. La présence de la vache est constante, son lait est à la fois boisson et nourriture, en toutes saisons, ce qui dispense d’une tradition fromagère ; le beurre salé, par contre, est regardé comme une ancienne marque culturelle. Dans les fermes pauvres des vaches sont utilisées, à défaut de bœufs, pour tirer la charrue ; cela se voit encore durant la dernière guerre. Le cheval est préféré, surtout dans le Finistère où il devient emblématique, et facilite l’usage, dans les grandes fermes, des premiers appareils tels que la faucheuse à barre de coupe relayant faucilles et faux dont le maniement a épuisé tant de générations. A certaines époques, de nouvelles denrées se répandent rapidement : le tabac, le café, le sucre qui vient remplacer le miel. Les boissons changent, de la cervoise, l’hydromel et le mauvais vin local au cidre puis au vin d’importation. Les nouvelles habitudes de consommation exigent un accroissement de l’excédent de production vendable ; aux périodes fastes le tissage de la laine et du lin y contribue, et plus tard une légère augmentation des rendements agricoles. Un progrès tout relatif du niveau de vie entraîne quelques acquisitions : le char à bancs et la grange à grand porche pour l’abriter ; surtout la floraison des costumes dont la richesse est toujours admirée, dont la variété traduit le chauvinisme de chaque paroisse. L’habillement paysan n’est pas au départ une particularité bretonne, il le devient à la fois sous l’effet d’un retard social et d’un mouvement de mode sans cesse en évolution, qui le rend attrayant pour celles et ceux qui le vivent. La population paysanne traverse les siècles sous différents statuts. Le haut moyen âge connaît des paysans libres et des colons asservis. L’évolution féodale conduit à des formes de servage. Aux derniers temps certains agriculteurs restent ou deviennent propriétaires de leur terre, d’autres sont métayers ou fermiers, ou sous-locataires de fermages. Cette diversité de situations, jointe à la variation des superficies exploitées, explique des différences de conditions d’existence. Conditions dont il est difficile de s’échapper, chacun se sachant lié à une classe. De tous temps les meilleurs, ou les plus ambitieux, ont bien quelques moyens de s’élever en devenant notables dans leur paroisse, en entrant au séminaire, en accédant aux basses charges d’administration ou en se risquant au métier des armes. La scolarisation généralisée apportera finalement l’idée ‘‘d’en sortir’’ par les études. N’oublions pas l’omniprésence des plus pauvres, ceux qui n’ont pas de terre, travailleurs précaires et mendiants, plus ou moins nombreux selon les circonstances économiques, soutenus par la générosité publique : charité encouragée par le clergé, souvent circonscrite à la population de la paroisse. |
Le clergé : nous l’avons vu quadriller le pays dés le VIème siècle. Le long cordon clérical se déroulera, avec des hauts et des bas mais pratiquement sans interruption, quelles que soient les structures politiques et à travers les coupures d’exercice du pouvoir civil. Le caractère breton du clergé et son adhérence au peuple conduiront Nominoë à chasser les évêques nommés par les instances d’obédience romaine. Les listes d’intervenants dans les actes du cartulaire de Redon traduisent le nombre considérable de religieux au IXème siècle : moines et prêtres, pas toujours différenciés, répandus dans les paroisses et les petits monastères, lesquels deviendront souvent prieurés des grandes abbayes. Nous ne connaissons rien des premières églises paroissiales. La plus vénérable qui nous soit restée entière, à Tréfumel au sud de Dinan, construite vers 1050, est constituée sur vingt mètres de long de deux pièces rectangulaires séparées par un arc en plein cintre. La plupart des paroisses s’équipent, vers le XIIème siècle, d’églises de style roman ; elles ont survécu, comme à Langonnet, là où les circonstances ont évité leur remplacement. La construction, l’entretien ou la reconstruction de l’église dépendent de la richesse locale. En effet c’est le conseil de fabrique (une association de citoyens, dirait-on aujourd’hui) qui gère les fonds, en parité avec le recteur. La volonté populaire d’élever de beaux édifices est très forte, et durant les périodes fastes, en concurrence d’une paroisse à sa voisine, de magnifiques édifices sont construits et chargés de sculptures ; ainsi les ensembles dits ‘‘enclos paroissiaux’’ du Haut Léon, d’un style particulier hésitant entre le gothique finissant et la façon renaissance. Les intérieurs se meublent de retables dorés d’inspiration baroque. On voit encore se réaliser de grandes églises au XIXème siècle, particulièrement dans certaines bourgades côtières enrichies par la pêche et en Loire-Atlantique. Quoiqu’il en soit, pour le tiers d’entre elles, les églises et chapelles du Finistère sont âgées de plus de quatre cents ans. Comme un autre signe d’attachement à la religion, de tous temps le symbole chrétien est dressé un peu partout : des stèles gravées du VIème siècle aux croix de missions jusqu’au XXème, en passant par les calvaires monumentaux. Culte du Christ, culte des saints : les désignations des bourgs sont souvent formées du nom d’un personnage vénéré comme fondateur de paroisse ; ainsi Treffiagat au pays bigouden dérive de Riagat ou Riochat, évêque au Vème siècle. La continuité du souvenir des vieux saints est évidente, visible à travers la quantité de statues disposées dans tous les édifices religieux. Beaucoup restent inconnus, ne figurent que dans un calendrier dont l’abondance est sans équivalent dans d’autres régions. Pour certains d’entre eux des biographies fort enjolivées ont été rédigées dans les scriptoria des monastères ; la tradition populaire a enrichi ces récits légendaires et attribué à chaque saint des propriétés miraculeuses particulières. L’enseignement donné par le clergé s’est adapté à ces croyances et, encore au début du XXème siècle, le recueil des Vies de Saints était le seul livre présent dans les demeures rurales ; on y lisait chaque soir le texte relatif au saint du jour. Cette ambiance de familiarité avec les âmes de ceux qui ont mérité le paradis va de pair avec le sentiment breton de la proximité des morts. Un des contes racontés aux veillées, recueilli par Luzel, illustre cette sensation. Résumons le : dans les fermes, pour assurer une présence permanente, quelqu’un devait assister au premier office dominical afin qu’à son retour les autres membres de la maisonnée puissent se rendre à la grand-messe ; c’est, ce dimanche là, le tour de la jeune Marianna. Au chant du coq, elle se hâte d’aller au bourg (de Plouaret, dans le conte) et passe le porche de l’église en compagnie de gens qui semblent se presser d’accourir depuis le cimetière avoisinant. Marianna est surprise du nombre de personnes et de leur calme : pas un bruit de sabot raclant les dalles, pas un éternuement. Elle ne situe pas de visage connu et croit entrevoir la silhouette d’une vieille femme morte l’an dernier. Sur le chemin du retour elle s’étonne de voir à peine le jour pointer. Le coq du village n’est pas des plus sérieux, le voilà qui chante à nouveau ; la pendule confirme à Marianna qu’elle était partie beaucoup trop tôt. Les anciens lui expliqueront qu’elle vient d’assister à la messe de nuit des âmes du purgatoire. Banal, en somme. Un tel édifice de croyances, introduisant une morale stricte respectée avec crainte, ne s’est pas construit en un jour. La foi populaire passe par des hauts et des bas. L’influence des petits monastères celtiques s’éteint ; plus tard les abbayes cisterciennes ont de l’effet sur leur voisinage. Saint Yves, un des rares prêtres de toute la chrétienté canonisé officiellement au Moyen Age, renouvelle l’esprit de charité et de prédication. Au XVIIème siècle, après Michel Le Nobletz, le père Julien Maunoir parcourt les campagnes, favorise les prêches en langue bretonne, initie les retraites et les missions. Il sera suivi par Grignon de Montfort. Ce courant religieux est à la fois grandiloquent et contraignant, considéré depuis comme démodé y compris par certains des clercs de la dernière grande vague des vocations du tournant des XIXème- XXème siècles. A cette dernière époque les Bretons sont fiers de dire, sans doute avec exagération, que la moitié des missionnaires catholiques dans le monde vient de leur pays. La mentalité de la population n’est pas sans interférer avec l’Histoire. La grande guerre de succession se termine par la victoire de Jean de Montfort, accepté comme duc ; cependant son concurrent Charles de Blois, plus pieux, devient l’objet d’une grande dévotion. Sous la Révolution, les prêtres réfractaires sont protégés par les paysans ; on montre encore leurs caches. La séparation des Églises et de l’État est difficilement acceptée ; quelques violences éclatent autour des processions. La vie est encadrée par un ensemble de règles, ingrédients du ciment social. La morale individuelle est proche de celle relevant des déclarations des papes actuels ; elle est réellement prise en compte, au moins comme référence publique, sous le contrôle clérical.
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Imprégné de religiosité, le peuple breton occidental n’en est pas moins fidèle à sa langue. Nous avons déjà évoqué son implantation et ses variations. De même que chaque société évolue en ne retenant qu’une partie de ses caractéristiques initiales, chaque langue a son histoire. Le parler vieux-breton voisin du gaulois serait inintelligible aux bretonnants d’aujourd’hui. Beaucoup de langues ont ralenti leur évolution lorsqu’elles ont été abondamment écrites, et mieux codifiées quand elles ont été imprimées. Ce n’est pas le cas ici : le breton est essentiellement verbal ; il n’a même pas été utilisé pour les actes de type administratif, écrits d’abord en latin puis en français. De plus il est abandonné par l’élite sociale et progressivement par les bourgeois des villes. Seuls les prêtres des paroisses sont tenus de le pratiquer, en l’apprenant au besoin au séminaire, ce qui normalise un peu la syntaxe sans enrichir le vocabulaire. On peut dire que depuis presque mille ans le breton est de transmission orale et rurale. Sur la base de deux dialectes originellement différents, le vannetais et le groupe cornouaillais-léonard-trégorrois, des variantes apparaissent naturellement dans ce monde verbal où les terroirs sont refermés sur eux-mêmes. Il est remarquable que cette disparité n’ait pas été plus importante et que le langage ait conservé toute sa finesse. La fidélité au breton et le goût de le parler provient de sa qualité et d’une tendance au respect des traditions. La ruralité de son implantation, et le fait qu’il risquait d’être considéré comme un obstacle à l’intégration au progrès, l’ont fragilisé.
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Nous avons examiné le cheminement de la civilisation paysanne bretonne et plus spécialement bas-bretonne et considéré son aboutissement : une société relativement figée, casanière, généralement soumise malgré sa diversité à une éthique commune à base religieuse. La vie est dure dans cette collectivité plutôt pauvre, bien qu’elle se débride parfois dans le délire de fêtes encadrées par le folklore. Le décalage par rapport à l’ensemble de la société française, scruté par l’œil du touriste, dévoilé par les progrès des communications, pouvait conduire à un renfermement sur le modèle des réserves d’indiens ou à une sorte de disparition. La vieille carcasse tenait par des ressorts usés mais quelques forces internes allaient dévier et préparer une mutation positive. D’abord un retournement sur lui-même du cléricalisme. Une partie du clergé breton adopte les principes de l’‘‘action catholique’’ selon lesquels les chrétiens s’approprient la réflexion sur leur foi et son application pratique. Du coup les jeunes ruraux sont gagnés par le désir d’améliorer leurs méthodes agricoles et leur genre de vie. C’est la porte ouverte au fulgurant progrès de la mécanisation de la culture, au remembrement de la terre, à l’établissement d’élevages hors sol. Ensuite par un accueil favorable à l’enseignement. On ne discute pas le sermon du recteur, on accepte la parole de l’instituteur. Dans certaines régions industrielles les familles ne poussent pas aux études : « tu seras un bon ouvrier comme moi, mon fils ! ». Ici, dans un contexte de début d’émigration vers les villes, s’installe une prise de conscience très forte de la possibilité de réussite par la performance scolaire. Au point de considérer comme un frein l’entretien des traditions, de la langue. Au total on assiste en quelques années à un assèchement des vocations religieuses (après quatorze siècles de pléthore !) et à une inhibition de la culture ancestrale, sur un fond de productivisme agricole exagéré qui évacue de la campagne un grand nombre de paysans. Recherchant des éléments de l’identité bretonne, des observateurs ont mis en relief un sentiment de regret envers l’abandon de valeurs immémoriales ; en quelque sorte la sensation d’une faute. De plus, ayant perçu la critique portée par les autres sur son genre de vie obsolète, le Breton aurait retourné vers lui ce regard réprobateur, en aurait tiré de la honte. Cette mauvaise conscience a sans doute imprégné une génération, elle était peut-être fatale compte tenu de l’importance du bond sociologique à effectuer ; elle n’a plus cours aujourd’hui : les jeunes, lorsqu’ils ne sont pas indifférents à ces questions, militent avec fierté pour une culture bretonne revivifiée.
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Récapitulons : le germe apporté par des populations brittoniques il y a fort longtemps a produit, à travers un long déroulement historique, une civilisation typée. Le fruit de cette maturation s’était presque pétrifié alors que l’environnement universel gagnait en modernité. Puis la rupture du lien ancestral a accompagné le départ vers un nouveau destin. Nous venons d’assister à la fin de l’histoire d’une paysannerie, dont nous avons pu détecter le commencement. Les signes matériels du changement sont là, irréversibles : le robinet sur l’évier, le fourneau de cuisine, l’électricité. L’abri du tracteur a définitivement remplacé l’écurie aux chevaux, dans un nombre d’exploitations agricoles considérablement diminué. Constate-t-on des survivances du monde ancien ? L’attachement au terroir s’est conservé : nombreuses sont les chapelles entretenues par des associations d’habitants proches. Dans le respect des fontaines voisines, quelque réminiscence celtique transparaît, rodée par des siècles de vénération. D’autres traces sont décelables ici ou là. La culture musicale en est la plus palpable ; la Bretagne, ayant su s’ouvrir aux influences d’Irlande et d’Écosse (pays ayant eu un sort parallèle), est la seule région de France productrice de créations au feeling enraciné. L’ampleur du phénomène se mesure au succès des festivals ; jusqu’au delà des limites traditionnelles, aux Vieilles Charrues. On prête au Breton un tempérament têtu, crédule, mélancolique. Sa ‘‘tête dure’’ est un fantasme. Sa crédulité reflète une fidélité ancienne, à ne pas prendre pour de la naïveté. Quant au caractère mélancolique, il transparaît seulement dans une certaine nostalgie de la vie en sabots, une recherche de mémoire littéraire du temps des grands-pères et de fugitives reconstitutions des travaux agricoles d’autrefois. Dans l’ensemble, pas de désir viscéral d’une conservation des traditions ; la langue bretonne aurait pu devenir l’objet d’une sollicitude consensuelle généralisée, cela n’a pas été la cas. La tendance mélancolique est contrebalancée par un besoin d’agir. Chateaubriand gratte l’âme, Édouard Leclerc lance un réseau de grande distribution. La personnalité de ce dernier présente à elle seule l’ambivalence : il aime se dire inspiré, visionnaire. Un nouvel épisode de l’histoire de la Bretagne est enclenché, une nouvelle aventure dont les motivations débordent la mutation de la classe paysanne : rupture plus que mutation, qui, après qu’on l’ait enregistrée, libère des velléités de retour en arrière. Le dynamisme actuel intègre des facteurs nécessitant une vision plus globale ; ce serait l’objet d’une tout autre analyse.
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